Cela fait plus de onze ans et demi que le pays est pris dans le tourbillon d’une des plus longues crises politiques qu’il ait traversées depuis son indépendance. Bien que première démocratie dans le monde arabe, La Tunisie a vécu dans le traumatisme d’une «révolution» kidnappée et les conséquences désastreuses de ce «rapt politique». La pire de ces conséquences, sans doute, fut la montée au haut de la scène politique des extrémistes religieux et populistes ainsi que leurs « idiots utiles » : des politicards scandaleusement ignares et arrivistes, qui allaient faire basculer le pays dans un interminable cycle d’instabilité. Ils ont compris que, dans un pays aussi éruptif que le nôtre, il était urgent de franchir tous les cercles de l’enfer même si ce comportement risque de jeter le doute sur leur crédibilité, sur leur autorité morale et sur leur légitimité. Sur le déclin de l’idéologie autoritaire de l’«homme fort » de jadis, il se lève une sous-idéologie prédatrice qui sème à tout vent injonctions et exorcismes. Elle s’inspire d’une fausse idée de la démocratie. Et elle jouit d’avoir rallié à sa cause un nouveau pouvoir médiatique, qui se présente comme le sacré collège d’un culte envahissant. Les voici désormais encloués dans la cagoterie. Aussi mielleux par-devant qu’ils sont totalitaires et prédateurs par derrière. Ils s’inspirent d’une obsession qui soutient que la catégorie du «petit peuple» est une construction toujours recommencée qui, autour d’une poignée de mensonges, permet à une composante «moutonnière» d’être érigée en incarnation de la société tout entière. Le problème ne se limite pas à l’incitation à un voyeurisme extrêmement malsain. Il participe d’un prosélytisme des plus dangereux. Une scène politique paranoïaque, où chacun se vit assiégé par ses fantasmes. Une impasse fortement émotionnelle et irrationnelle dans laquelle il ne peut y avoir que des «traîtres» et des « héros»! La confrontation ne semble pas près de s’arrêter. Certes, il est déjà arrivé par le passé que la scène politique traverse des épisodes orageux. Mais la crise actuelle est plus longue que d’habitude et, surtout, personne ne semble avoir envie d’y mettre un terme. À l’heure où la poussée de ces novices menace l’essence même de l’État, leur comportement mérite d’être au centre des réflexions collectives sans rancœur ni tabou. Mais peut-on vraiment sortir de l’irrationnel, de l’émotionnel et du sectarisme et faire un bilan réaliste de cette situation, s’interroger sur l’avenir du pays au moment où il ne sait plus où il va, incapable de tirer de son présent une idée de son avenir ? Il faut reconnaître tout d’abord que le débat d’idées n’a plus bonne presse. Et les palabres incongrues, longues et oiseuses sur les plateaux radiophoniques et télévisés, soulignent, une fois encore, la grande pitié de toute la scène politique. Ne parlons pas de la «liberté d’expression» qui a tôt fait de tourner au blasphème ! L’heure est désormais aux terroristes islamistes, aux inquisiteurs populistes et aux pétitionnaires hémiplégiques, les officines droits-de-l’hommisme à sens unique. Ils nous disent ce qu’il faut dire et penser sous peine d’instruction morale ou d’exécution sur les réseaux sociaux. La difficulté est que cette dérive est intrinsèque du fonctionnement d’une démocratie médiocre, laborieuse, grisailleuse, pagailleuse. Une recette pour une politique instable et versatile, sujette aux caprices des foules, dans laquelle lobbyistes voraces et immoraux, suceurs de sang et agents d’influence, adeptes de la gesticulation musclée, règnent en maîtres.
Notre but n’est pas de jeter de l’huile sur le feu, bien que nos articles dans cette rubrique risquent d’agacer quelques dents. Ce que nous voulons : comprendre la transformation de ces politicards «révolutionnaires» et «très démocrates» en bourreaux jamais vraiment repentis. Mais si cette affreuse évidence vous déprime, par pitié, ne vous laissez pas abattre, tout n’est pas perdu. Pour vous en convaincre, courez ouvrir un livre de notre longue Histoire. Entre les sombres perspectives, rongée par le doute, le repli et le sentiment d’abandon, la Tunisie demeure capable de prêter un serment : défier et affronter les chocs de toutes les nouvelles situations.
«Quand tout se vaut, rien ne se vaut», criait à juste titre notre héroïne Dihya (Al Kahina).
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