En ces temps d’incertitude et de désordre, à un moment où tous les politiciens sont contestés, discrédités, vilipendés, il est facile de dresser un réquisitoire contre la «démocratie» telle qu’elle est pratiquée dans notre pays. C’est vrai que cette situation désastreuse est propice aux déraisonnables, et que chacun de nos politicards se sent actuellement pousser des ailes en se prêtant au jeu de postures, sans vraiment se rendre compte qu’il creuse ainsi sa propre tombe politique. On ne peut que constater le gouffre séparant leurs promesses sans lendemain et l’inefficacité des politiques conduites à vue, les entorses récurrentes à la plus élémentaire des éthiques et cette désinvolture qui condense tout l’amateurisme, toute la précarité d’une scène politique si profondément déstabilisée. Tel constat n’a pu être compris des élites, prisonnières d’un angélisme qui confine à l’aveuglement, alors que le pays va de crise en crise et que les conflits y surgissent comme les champignons après la pluie. Il y a plus d’impasses que d’occasions propices au redressement.
À l’image de leurs élites, les Tunisiens ont souvent fini par s’habituer au pire. C’est un drame shakespearien fait de prédations, de trahisons, de frivolités. Un drame couché sur un scandaleux mensonge : «Le printemps démocratique». Si le pouvoir en place joue à l’envi avec ses contradictions en démontrant une incapacité à régler des problèmes économiques et sociaux qui, sur le papier, ne sont pas insurmontables, l’opposition, de son côté, s’est livrée, avec un cynisme éhonté, à une incroyable opération de carnavalisation de la démocratie. Même quand il ne reste plus un sou dans les caisses de l’État, il se trouve toujours des opposants démagogues, populistes et religieux, qui prétendront sans vergogne qu’il suffirait de prendre le pouvoir pour régler tous les problèmes du pays ! Jadis, le leader soviétique Nikita Khrouchtchev disait que «les opposants ratés ont ceci de particulier qu’ils peuvent promettre de construire un pont même s’il n’y a pas de fleuve». Cette théâtralisation révèle une névrose collective chez les opposants islamistes en particulier. Nous le vérifions chaque jour depuis qu’ils ont perdu le pouvoir. Ceux qui cèdent à ce dangereux jeu seraient bien avertis de réfléchir aux risques qu’il y a pour eux de scier la branche sur laquelle ils sont perchés. Loin de cette avalanche de «briques», terme par lequel je désignais, dans cette même rubrique, les clichés propagandistes et les stéréotypes cimentés, ce dramatique analphabétisme politique fait peser une menace de mort sur notre pays au moment où nous vivons un bouleversement géopolitique mondial. L’ignorance permet malheureusement toutes les manipulations. C’est une mécanique politique qui, au nom de la «démocratie», a engendré un clientélisme d’un autre âge et une corruption d’autant plus intolérable que la scène se clochardise dramatiquement.
Vouloir réparer cette situation désastreuse nécessite des outils adéquats, dont la compétence et l’expérience, et des épaules politiquement larges. Pour avoir négligé cette règle simple, l’opposition est à la peine. Et par manque total de culture politique, elle offre à l’opinion des promesses dangereuses et absurdes. Face à ce qui apparaît aujourd’hui comme autant de signes avant-coureurs, surtout dans des domaines aussi vitaux comme la santé, l’éducation, la sécurité et le pouvoir d’achat, il y a, depuis 2011, une défaillance majeure de l’État et un aveuglement de l’opposition. Mais l’histoire nous avertit que ce peuple ne peut pas accepter plus longtemps une situation en péril, qui fait eau de toutes parts. Ce feu de brousse pourrait entraîner une grave crise sociale et politique bien près d’être comparable à celles de janvier 1978 et 1984 ou de l’hiver 2011 : insaisissable et incontrôlable. Pour éviter ce scénario, toute la classe politique est invitée à rien de moins qu’un grand ménage, indispensable préalable à toute politique constructive. La compétence nationale, qui a déjà fait ses preuves avant le 14 janvier 2011, pourrait se faire le guide de celles et ceux qui entendent, souhaitent décamper, fuir pour de bon hors des mystifications personnelles, des idéologies mortifères, du brouillard des illusions, afin de sauver le pays.
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