Par Hatem Bourial
L’antenne tunisienne de l’Union des oulémas musulmans continue à faire couler de l’encre et mobiliser deux camps résolument opposés.
En effet, les uns voient dans cette succursale tunisienne de l’organisation dirigée par le sulfureux Qaradhaoui, une officine de l’extrémisme, voire du terrorisme. Les autres soutiennent bec et ongles dehors cette association et se recrutent dans les différents réseaux de l’islamisme en Tunisie.
Cette organisation est-elle un danger pour la Tunisie ? Quelles sont véritablement ses activités ? La justice va-t-elle se saisir de ce dossier et diligenter une enquête impartiale ?
Beaucoup de questions se posent autour de cette antenne de l’Union mondiale des oulémas musulmans réputée pour son radicalisme doctrinal et ses liens avec les Frères musulmans.
La date du 9 mars restera dans les esprits comme celle ayant trait à un épisode de plus dans la confrontation entre deux mouvances profondément opposées. Destouriens et modernistes d’un côté font face aux islamistes d’Ennahdha, d’El Karama et d’autres sensibilités venus à la rescousse des oulémas musulmans et de leur organisation.
Deux camps résolument opposés
Se réclamant ouvertement des Frères musulmans, l’antenne tunisienne de l’Union mondiale des oulémas musulmans peut-elle se prévaloir de la législation nationale pour continuer ses activités ou doit-elle rendre des comptes à la justice ? Telle est au fond la question cruciale qui se pose aux deux camps qui se font face sur fond de crise institutionnelle qui est en train de laminer le prestige de l’État tunisien.
Entre un dialogue national en reconstruction et un tricéphalisme présidentiel en échec, cette affaire qui a trait à la présence en Tunisie d’une organisation surtout présente au Qatar et en Turquie, vient à point pour mettre en évidence les liaisons dangereuses des uns et la résistance acharnée à l’islamisme qui anime le camp opposé.
Après le sit-in du Parti destourien libre et son démantèlement par les forces de l’ordre, il est important de revenir sur les activités de l’antenne tunisienne de l’Union mondiale des oulémas musulmans et souligner leur compatibilité avec les lois en vigueur. En quatre points, nous tenterons d’esquisser le profil de cette association légalement reconnue mais aux activités dénoncées par plusieurs pans de la société civile et politique. Bien sûr, cette franchise territoriale de l’organisation présidée par Youssef Qaradhaoui a aussi de nombreux supporters qui se recrutent dans toutes les tendances islamistes.
1-Comment l’Union mondiale des oulémas musulmans a-t-elle pris pied en Tunisie ?
C’est après la Révolution tunisienne que les oulémas musulmans ont pris pied en Tunisie. Après le 14 janvier 2011 et la victoire du parti Ennahdha aux élections de l’Assemblée nationale constituante, les réseaux islamistes ont vite fait d’investir la Tunisie. En connivence avec la Troïka au pouvoir, plusieurs prédicateurs radicaux ont effectué des tournées de conférences alors que le djihadisme et le salafisme s’affichaient triomphalement dans toutes les villes du pays.
Autour de la mosquée El Fath à Tunis, des centaines de radicaux islamistes avaient pignon sur rue alors que des ultras très organisés, occupaient les mosquées et quadrillaient l’ensemble du territoire. C’est à cette époque de la Révolution tunisienne que des tentes de prédication et de douteuses officines ont recruté des hommes et des femmes pour les projeter dans les zones de conflits en Orient ou en Libye. C’est aussi durant cette période que de nombreuses associations aux finances pléthoriques ont fait leur apparition sous couvert de charité ou de programmes culturels. L’antenne de l’organisation des oulémas musulmans a vu le jour dans ce contexte et a vite eu le vent en poupe grâce au coup de pouce de plusieurs leaders islamistes dont Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha dont les liens avec cette mouvance semblent avérés au point où de nombreux observateurs le verraient un jour rebondir en tant que responsable en son sein ou sur ses marges.
Pour la petite histoire, en mars 2009, alors que la Tunisie de l’ancien régime organisait l’événement «Kairouan capitale de la culture islamique», un rapprochement avait été esquissé entre le pouvoir de Ben Ali et cette organisation qui lui était opposée. Ce flirt plutôt bref avait pris la forme d’une visite officielle de Youssef Qaradhaoui probablement pour atténuer les accusations d’islamophobie visant le régime et aussi tenter un énième dialogue avec les nahdhaouis alors en exil.
2-Que fait cette organisation frériste en Tunisie ?
L’Union mondiale des oulémas musulmans a ouvert sa succursale tunisienne peu après la Révolution et a pu très vite consolider son implantation territoriale. Ouvrant de nombreuses antennes régionales et locales, cette association est surtout connue pour ses programmes d’enseignement qui sont régulièrement pointés du doigt pour leur radicalisme latent et leur non-conformité à la philosophie de l’Éducation nationale tunisienne. En contrevenant à ses statuts déposés pour l’autorisation légale, cette association se met selon ses détracteurs au-dessus des lois. Plusieurs rappels et demandes de clarification auraient été adressés par les pouvoirs publics à cette organisation sans qu’il y ait eu de suivi notable.
En outre, les financements étrangers de cette antenne tunisienne sont régulièrement évoqués avec des doutes émis aussi bien sur la traçabilité de ces subventions que sur le respect de la législation dans le domaine du change. Enfin, la structure parallèle d’enseignement mise en place par cette organisation pose un double questionnement. D’une part, ce réseau d’écoles libres ne respecte pas les programmes d’enseignement tels que préconisés en Tunisie et d’autre part, le mode de financement par des États étrangers peut constituer une ingérence notable.
Il est difficile de ne pas songer à une stratégie concertée ayant pour but de changer en profondeur le profil des jeunes Tunisiens en les acculturant de manière méthodique. De fait, plusieurs responsables du parti Ennahdha ont dans le passé affirmé qu’une dizaine d’années suffiraient à l’émergence de nouvelles générations dotées d’un référentiel islamiste. Ce sont des «officines» comparables à cette organisation qui sont clairement chargées de cette tâche «révolutionnaire» qui consiste à faire table rase du réformisme et de la modernité en implantant une école parallèle.
3-La dialectique feutrée entre malékisme et wahhabisme
La question est fondamentale mais paradoxalement peu évoquée. Depuis la Révolution tunisienne et la montée en puissance des islamistes, le rite malékite qui fonde l’islam tunisien est battu en brèche sur son propre territoire. Subissant un assaut méthodique, le rite sunnite qui rassemble l’écrasante majorité des Tunisiens est remis en question par d’autres obédiences proches du wahhabisme. Réputées plus rigoristes, ces tendances ont le vent en poupe grâce à leur soutien par les pétromonarchies du Golfe et à leur proximité des partis politiques agissants de la sphère islamiste.
En quelque sorte, une guerre de positions se déroule sous nos yeux entre deux tendances du sunnisme. Quiétiste et libérale, la tendance malékite est mise en échec par un sunnisme plus rigoriste auquel adhèrent de plus en plus de Tunisiens. Cette nouvelle vulgate doctrinale se répand à l’ombre des partis islamistes qui en sont le socle politique et avec l’activisme d’associations qui se présentent généralement sous des oripeaux caritatifs ou d’enseignement religieux.
4-Une nébuleuse «révolutionnaire» qui occupe le territoire
L’Union des oulémas musulmans est loin d’être la seule organisation islamiste à s’investir dans un quadrillage systématique du territoire. Ces associations coraniques ou bien caritatives se comptent par milliers et sont désormais présentes partout, contrairement aux vecteurs modernistes. Prise en charge par une société civile se plaçant sous la bannière de l’islamisme militant, cette dissémination est un incontestable fait culturel qui place cette mouvance en position de force.
Par ailleurs, les réseaux islamistes consolident en permanence leur cohésion et leur présence territoriale. Plusieurs radios, télévisions et journaux en ligne constituent une force de pression non négligeable ainsi que des vecteurs de propagande qui ont un poids évident. Cette présence diffuse est aussi concrétisée par une influence grandissante des islamistes sur les mosquées et dans certaines professions liées à l’Éducation nationale ou aux Affaires sociales et religieuses. En outre, il n’échappe à personne que l’État, souvent unique vecteur de modernité, est noyauté par une masse critique de plus en plus importante et constituée de militants islamistes recrutés par dizaines de milliers dans la fonction publique.
Malgré des scandales aussi retentissants que l’affaire de l’école de Regueb dont on ne sait plus si elle lavait les cerveaux ou formait de jeunes citoyens, les islamistes continuent à polliniser comme si de rien n’était. Après avoir corseté la société tunisienne, c’est une stratégie de l’étau progressif que les courants islamistes sont en train de promouvoir sur le territoire. Les querelles politiciennes n’ont quasiment aucune incidence sur ce rouleau compresseur qui est en train de laminer le génie propre aux Tunisiens du vingtième siècle, c’est-à-dire leur ouverture, leur rapport à la religion et leur capacité à l’hybridation.
La nécessité d’une enquête impartiale et approfondie
C’est dans ce contexte que la dernière passe d’armes qui a opposé les courants destouriens et modernistes aux tenants de l’islamisme, trouve toute sa profondeur. Ces escarmouches qui sont devenues plus fréquentes et aussi plus agressives expriment plusieurs faits politiques de grande importance.
En premier lieu, l’opinion publique reste obnubilée par ce qui tient lieu de débat politique et voit ainsi ses yeux détournés de la véritable stratégie d’Ennahdha qui continue à investir le territoire. Ensuite, la lutte d’influence entre destouriens et islamistes s’intensifie et déborde désormais le cadre rassurant du Parlement pour investir l’espace public. En outre, les pouvoirs publics restent relativement timorés et semblent trop occupés à leurs querelles de prééminence pour évaluer sereinement la situation.
Enfin, la situation née de l’agitation autour de l’antenne tunisienne de l’Union mondiale des oulémas musulmans n’est pas appréhendée dans son ensemble. Cet arbre qui cache une forêt d’organisations similaires est réduit à un simple incident alors que les officines continuent à prospérer dans toutes les régions. De fait, il est essentiel aujourd’hui de remettre à plat le véritable bilan de la nébuleuse d’associations qui se réclament de l’islamisme. Une enquête impartiale de la justice pourrait permettre d’élaborer une doctrine opérationnelle face au défi assumé que ces associations posent au système éducatif et à la culture tunisienne.
Cette enquête sera-t-elle effectivement diligentée ? Le système judiciaire qui ne parvient pas à clore les dossiers des assassinats de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi se résoudra-t-il à s’emparer de ces supposées dérives associatives ? Alors que le tumulte retombe peu à peu autour de cette affaire, rien n’est moins sûr dans une Tunisie où les associations islamistes bénéficient d’une carte blanche et de soutiens décisifs parmi les ténors d’Ennahdha et consorts.