Par Fayçal Cherif
Revenir sur la question du Maghreb, serait peut-être retracer son histoire trois fois millénaire, approche que ce papier ne prétend nullement proposer. Nous allons tout bonnement jalonner les quelques grands épisodes du Maghreb au cours du XXe siècle pour nous attarder sur une mise en question des perspectives qui attendent cet espace. Il y a aussi le problème de définition de cet espace : est-il géographique, linguistique ou anthropologique ? Nous nous limiterons aux héritages communs, à la fois linguistiques — berbère, arabe et romain—, mais aussi anthropologique que Bourguiba avait défini par le mets typiquement maghrébin, à savoir le couscous. La frontière du Maghreb s’arrête là où on ne prépare plus le couscous ; on partira donc de la Mauritanie à la Libye.
Il faut dire que la plus grande contradiction se situe précisément dans le qualificatif souvent attribué à ces pays et à ses habitants, Maghreb et Maghrébins, une identité à la fois territoriale et citoyenne. Une homogénéité de ses peuples, avec quelques nuances souvent jalousées, mais ni la géographie, ni la langue,ni la religion ne constituent des obstacles à la communication (contrairement par exemple à l’Europe, unie seulement par la géographie). En Europe occidentale on ne fait pas tellement la différence entre Algérien, Tunisien et Marocain, le dénominateur commun se résume par le terme « Maghrébin ». Il est étonnant, d’autre part, de remarquer que les habitants de cet espace si riche d’histoire commune sont toujours à la recherche de son unité, ne serait-ce que sur les aspects les plus concrets, à savoir la mobilité, le travail, etc. Ces ambitions se trouvent hypothéquées par les décisions politiques.
Unicité de la lutte anticoloniale maghrébine
Historiquement, les élites politiques et intellectuelles maghrébines ont souvent recouru à différentes méthodes de coordination entre elles dans la lutte anticoloniale. À ce titre, ces efforts de lutte commune prirent différentes appellations : « Le Groupe Maghreb », l’« AEMNA » et « Le Bureau du Maghreb arabe » dès1947. Aussi, à ces associations, groupes, comités, s’ajoutent de nombreux organes d’expression et des rencontres et congrès qui ont fait la force de l’action politique à l’époque coloniale. Des noms sont restés en mémoire qui symbolisent en quelque sorte non seulement cet espoir du Maghreb, mais surtout une réelle volonté de regarder non pas à une échelle nationaliste réduite, mais à une échelle régionale. Allal EL Fassi, M’hamed Ben Abboud, Messali Hadj, Farhat Abbas, Ali Hammami, Habib Thameur et Youssef Rouissi devinrent historiquement des icônes de cette volonté unificatrice.
Les différentes appellations de coordination entre les différents pays maghrébins se justifiaient par le contexte politique, économique, social et imaginaire de son époque.
Entre rêve et réalité
Sans s’attarder sur l’élan unitaire construit dans la lutte anticoloniale commune, la défaite de 1948 constituait sans doute une raison majeure qui avait fléchi à l’époque l’ambition unitaire. La Ligue arabe, dont le centre se situait précisément au Caire, s’est avérée incapable de gérer le dossier palestinien. Cette même Ligue et face aux défis internationaux et surtout face à la cause du Maghreb arabe qui luttait contre l’une des plus grandes puissances coloniales, pouvait-elle apporter un plus aux Maghrébins alors qu’elle se vantait de défendre les pays arabes ?
À notre sens, la confiance en cette instance s’est considérablement amenuisée et il fallait chercher d’autres appuis certainement plus prometteurs pour une éventuelle émancipation de ces contrées. La bonne volonté du Secrétaire général de la Ligue, Azzam Pacha, n’est certainement pas à mettre en doute, mais une inertie générale s’est quasiment imposée à l’époque à l’échelle du Monde arabe.
Par ailleurs, la défaite de 1948 donna beaucoup à réfléchir aux nationalistes maghrébins quant aux attentes devenues très vite illusoires face à la dure réalité. Les nationalistes maghrébins commençaient à quitter un par un Le Caire, à commencer par Abdelhak Torrès vers la fin de 1947, puis Allal el Fassi fin 1948, Mohieddine el Klibi fin 1948 et finissant par Habib Bourguiba en septembre 1949. Il faut dire qu’entre-temps les querelles de personnes et les tendances purement nationalistes avaient envenimé les rapports et dissipèrent à jamais ce rêve d’une entité maghrébine transcendant les frontières. Avec l’ère des indépendances du Maghreb, entre 1952 et 1962, une autre logique commençait à prendre corps qui consista à l’édification des états nationaux.
Le Maghreb absent :
1956-1989
Si l’indépendance tunisienne et marocaine a été obtenue en grande partie grâce à la négociation, l’Algérie a subi entre 1954 et 1962 les pires crimes coloniaux. Aussi, en acceptant de négocier séparément leurs indépendances, l’Algérie n’a jamais digéré cette attitude allant même à accuser ses voisins d’avoir trahi le pacte moral de solidarité et du sort commun, ce qui est historiquement profondément discutable.
Le Congrès de Tanger d’avril 1958 a été peut-être la dernière tentative de réanimation de ce corps politiquement mort. Or, ce congrès n’a été qu’un sursaut affectif beaucoup plus qu’une initiative sage, réfléchie ou faite pour durer. Les disparités entre les différents pays n’ont cessé de se creuser. Aussi, en dépit de la vileté du crime perpétré contre des civils innocents dans la ville de Sakiet Sidi Youssef le 8 février 1958, l’unité maghrébine avait bel et bien reçu un rude coup. Malgré les quelques élans de solidarité surtout côté marocain, aucune volonté n’a réapparu en dépit des appels incessants de Bourguiba à cette unité. La question algérienne restait encore en instance tout comme le projet maghrébin.
Les années 60, avec l’indépendance algérienne en 1962, imposèrent aux dirigeants de rentrer dans une politique dite de « reconstruction nationale et l’édification de l’État moderne », dont on entendait peu parler du Maghreb. Face à une Guerre froide et aux querelles sous-jacentes entre clan socialiste et capitaliste, l’Algérie comme le Maroc n’ont pas échappé à la course à l’armement qui a pesé lourdement sur une véritable stratégie de développement. Reste que les problèmes de délimitation des frontières demeuraient une épine au pied entre l’Algérie et la Tunisie d’une part (Borne 233) et le Maroc qui na cessé de réclamer quelques territoires situés en Algérie. Décidément, le partage colonial et son héritage même après son départ avaient laissé des fissures profondes dans le paysage maghrébin.
Après le coup d’État du 1er septembre 1969, la quatrième voisine libyenne s’est investie d’un pouvoir militaire, d’autant plus que la Libye regorge d’une richesse pétrolière immense. Habib Bourguiba avait renforcé l’action diplomatique et donna maints signes d’apaisement envers l’Algérie en concédant une partie du territoire tout en essayant d’amadouer le voisin libyen. Le fameux discours du Palmarium, prononcé par le colonel Kadhafi le 17 décembre 1972, était sans doute le signe annonciateur d’une volonté d’unification non partagée par de nombreux politiques tunisiens. Kadhafi avait certes, poussé vers l’unité entre 1972 et 1974 (Rencontre de Djerba), mais cet accord a été signé pour être consigné aux archives et ce rêve demeura lettre morte. « La jeune République islamique arabe » et des atermoiements de plus avec l’émergence du problème du Sahara occidental vinrent tous deux et encore une fois envenimer les relations algéro-marocaines. Ces gestations et ces accords parfois bilatéraux sont symptomatiques de division et d’absence de stratégies. Il faut dire qu’à l’époque le paysage politique international n’était pas encourageant, l’édification des Éttats purement nationaux était le signe le plus marquant.
Avec la montée des islamistes en Algérie et en Tunisie, l’année 1988 a vu naître de nouveau une lueur d’espoir au mois de juin cette année à Zeralda en Algérie. Une année plus tard, le 17 février 1989, la rencontre de Marrakech tentait aussi de donner une impulsion à cet élan unificateur et le retour au rêve de la naissance du « Grand Maghreb arabe » que n’ont cessé de caresser les peuples de ces pays. Aussi et dans ce même contexte, l’Europe s’engagea dans une logique d’unification. Face à de tels changements, les dirigeants maghrébins, désireux de marquer des points, en l’absence de toute volonté réelle se sont engagés sur la voie de l’unité. On assista dès lors à des rencontres bilatérales et à la signature de nombreux accords et de projets ambitieux. Toutefois, mis à part les aspects formels (couloirs des aéroports destinés aux Maghrébins) rien d’efficient et d’opérationnel n’a réellement eu lieu. La naissance de l’Europe et le début de l’organisation du monde en blocs continentaux, y a depuis plus de 33 ans, porté un coup d’arrêt décisif.
Aujourd’hui assistera-t-on à une dynamique éphémère ou à une véritable renaissance ?
Occasions manquées
Depuis Marrakech, le 17 février 1989, les déclarations ambitieuses de l’époque sont devenues lettre morte. On parle aujourd’hui du coût du non Maghreb, alors qu’on assiste partout dans le monde à la formation d’unités régionales, voire continentales, afin de dynamiser les sociétés et les économies des pays. Un état des lieux serait dans ce cas plus qu’obligatoire afin de déceler les blocages et parfois le manque de volonté politique. Cette rencontre, qui rassemble non seulement les acteurs politiques, mais aussi les acteurs sociaux, les académiciens et les médias serait prometteuse et enrichissante afin de permettre de nous focaliser sur les éléments qui constituent la force de cet espace, mais aussi les nombreux obstacles qu’il faudrait éliminer afin de réaliser ce qui est communément appelé « le Maghreb des peuples », une revendication tellement profonde et ancrée dans l’imaginaire collectif des habitants du Grand Maghreb.
Le Maghreb coûte 2 points de croissance au moins pour chaque pays. 133 milliards de dollars se perdent annuellement alors que la complémentarité entre ces pays pourrait,amoindrir d’une façon significative les importations, surtout dans le secteur agricole, combien stratégique, pour les générations à venir.Sur le plan humain, on compte 90 millions de Maghrébins,un potentiel humain extraordinaire et une population jeune capable de faire avancer ce Maghreb sur des générations.
L’éclosion du « Printemps arabe » et l’amorce d’une dynamique de démocratisation des pays arabes peuvent offrir quelques lueurs d’espoir vers l’édification, du moins sur le plan d’une plate-forme de travail en commun. Dépasser les limites des États nationaux, car l’avenir appartient aux blocs, aux ensembles à la fois territoriaux, politiques et économiques. Encore une fois, la singularité du Maghreb consiste en sa position stratégique, géographique et historique, il occupe presque toute la rive Sud de la Méditerranée.
Si les occasions historiques qui s’offrent ne sont pas saisies, nous pensons que le sous-développement ira croissant, mais cette fois-ci l’histoire ne pardonnera pas, car tout est réuni pour fonder ce projet d’union sur des bases non pas affectives comme par le passé, mais plutôt pragmatiques.
F.C.