Exigé par de nombreux Tunisiens, le front «démocratique et progressiste» a finalement été mis en place au terme de sept mois de négociations. L’accord scellé entre Nidaa Tounes, le Parti républicain et El Massar, « l’Union Pour la Tunisie », se veut un tournant historique dans la transition démocratique. L’accord est surtout perçu comme le catalyseur d’une dynamique d’appel à d’autres partis… à condition de « partager les mêmes valeurs et le même projet ». Eclairage
«Redonner de l’espoir au peuple tunisien»…La phrase maintes fois prononcée par Béji Caid Essebsi, le président de Nidaa Tounes (NT) et ancien Premier ministre est devenue le leitmotiv des partis signataires. Le 23 octobre, la désunion des partis « progressistes » s’était soldée par une dispersion des voix et une débâcle électorale. Il fallait donc créer au plus vite une plate-forme commune. Le 26 janvier 2012, l’ancien Premier ministre montait au créneau. Parmi les demandes formulées dans une lettre adressée au peuple tunisien, l’unification des courants progressistes sous une même bannière pour la prochaine échéance électorale. La forme que devrait prendre cette plate-forme commune divise. Certaines formations tiennent à leurs spécificités, d’autres voient plus large. « Certes, un retard a été enregistré. Nous avons des responsabilités par rapport à cela. Peut-être est-ce dû à des questions de maturité politique. Nous sommes tous en phase d’apprentissage. Il faut savoir distinguer entre ce qui est fondamental, primordial et important. La vraie intelligence n’est pas une intelligence substantielle mais séquentielle », note Mohsen Marzouk, l’un des fondateurs de Nidaa Tounes. Le processus d’alliance a-t-il ainsi accusé un retard ? Non, répond Said Aidi. « Le temps politique n’est pas le temps de perception des citoyens. Il est vrai que nous avons eu à faire face à l’impatience des citoyens. Mais les opérations de construction demandent des opérations solides. L’essentiel est d’avoir une vision partagée avec ces partis politiques. Cela demande du temps pour que les gens apprennent à se connaitre et à travailler ensemble », avance le membre du Bureau exécutif du Parti républicain (PR). En effet, depuis janvier 2012, de l’eau a coulé sous les ponts. La lettre/appel de Béji Caid Essebsi s’est muée en un parti : Nidaa Tounes, nouvel acteur de poids de la scène politique et médiatique. Dans le même temps, le Parti Démocrate Progressiste fusionnait avec Afek Tounes (avec la participation de personnalités indépendantes) pour donner lieu au Parti Républicain. Enfin, l’aile gauche, aussi, se réorganisait avec la naissance d’El Massar, le produit d’une co-fondation Ettajdid-Parti du Travail tunisien (PTT)-et quelques indépendants du pôle. Le 23 octobre 2012, les négociations sont mises entre parenthèse. La crise institutionnelle et politique qui s’annonçait contraint les différents acteurs au dialogue. Cela se traduisit par l’initiative de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), initiative boycottée par Ennahdha et le Congrès pour la république (CPR). Au-delà, des (re) constructions internes à chaque formation politique, les différends lors des négociations ont notamment porté sur la forme que devait avoir le prochain front. Deux points de vue se sont opposés : les tenants d’une fusion pure et simple et les tenants d’un front de partis se sont éternisées. « La question de l’alliance a été posée au départ comme une fusion dans un seul et même parti ce qui ne correspond pas au concept d’alliance. Le problème est que la tradition de l’alliance n’est pas ancrée dans notre culture tunisienne. Le parti destourien ne le comprenait pas. On était avec ou contre lui. Toutefois, dans la tradition du parti communiste tunisien, il y avait cet appel constant à l’union nationale contre l’impérialisme, contre le colonialisme, pour l’indépendance nationale. Cela fait partie de la culture de gauche. Nous avons notre identité qui diffère des autres partis. Chacun garde son identité propre. Mais tous, nous nous réunissons autour d’un programme commun et d’une plate-forme commune et minimale », a expliqué Jounaidi Abdeljaoued, leader du parti El Massar. L’alliance est finalement retenue. Et parallèlement au lancement du front, chaque parti poursuivra son « travail spécifique » afin de créer une « puissance quantitative et qualitative ».
Pour la Tunisie ou contre Ennahdha ?
Tout au long du communiqué, la Troïka est pointée du doigt, son mauvais bilan détaillé point par point. L’expression « nous, les forces patriotiques et démocratiques » est même employée.
L’interrogation est donc de mise… L’union est-elle pour la Tunisie ou contre la Troïka en général et Ennahdha en particulier ? Les protagonistes ne jouent pas sur les mots et reconnaissent sans ciller l’existence de deux forces aujourd’hui en Tunisie : la première « démocrate et progressiste » qui « s’inscrit dans la continuité du mouvement national tunisien » et la seconde « non démocrate et rétrograde » qui « essaie de créer une légitimité de sources historiques qui généralement ne sont même pas tunisiennes ». Deux forces pour les uns, deux projets de société pour les autres. « Nous sommes dans l’opposition. Certes, notre projet politique est différent de la Troïka. Notre évaluation de son action est la suivante : cela a été un échec cuisant de la Tunisie sur tous les aspects. La transition démocratique est aujourd’hui en panne ». affirme Said Aidi avant d’éluder l’hypothèse précédemment formulée : « Un projet politique ne se construit ni sur la peur, ni sur le rejet ou l’échec de l’autre, qui écarte rapidement cette hypothèse. Nos citoyens nous attendent sur un projet. Nous devons présenter des conditions d’une alternance crédible, porteuse d’espoir et de projet ».
Seulement, depuis quelques mois, se construit en Tunisie une bipolarisation dans un contexte fortement par le rejet de l’Autre. La structuration de l’opposition en une alliance si elle est porteuse d’espoir pour les uns, incarne parfaitement cette bipolarisation pour les autres. « Dans les systèmes démocratiques, la polarisation est cadrée par le respect des règles de la coexistence pacifique. En Tunisie, est vécue essentiellement comme une polarisation négationniste », regrette Mohsen Marzouk. Et ce dernier n’accuse pas seulement le mouvement Ennahdha : « Cette négation est développée aussi par d’autres partis comme le CPR. C’est un parti dont la majorité des cadres auraient dû travailler en tant que greffier à la conciergerie. C’est le rôle qu’ils sont en train de jouer. C’est un boulet de fer dans les pieds d’Ennahdha. Ces derniers ne comprennent pas qu’avec cette alliance (NDLR/avec le CPR), ils s’interdisent une évolution politique saine et sereine et un débat de partenariat avec les forces vives de la nation ». Et la négation ne se limite pas dans le discours… l’émergence de groupes, autoproclamés Ligues nationales de protection de la Révolution (LNPR) a eu pour conséquence de semer la gangrène de la violence dans la scène politique… remettant en question le processus électoral à venir. « Le principal danger que vit le pays est l’absence de conditions et d’un climat serein pour de véritables élections démocratiques loyales et transparentes. En l’absence d’élections démocratiques, dont les résultats sont acceptés par tout le monde, le pays ira vers l’inconnu. Aujourd’hui, le plus important est d’arriver à se mettre d’accord sur les règles du jeu démocratiques. Pour cette raison, nous soutenons l’initiative du dialogue national avancé par l’UGTT et que le mouvement Ennahdha et le CPR refusent. Ils ont une stratégie consistant à se maintenir au pouvoir quelles que soient les conditions. Ceci risque de plonger la Tunisie dans une grave crise », s’inquiète Jounaidi Abdeljaoued. Toutefois, le constat de la bipolarisation ne fait pas l’unanimité. Le front populaire qui rassemble ses forces se cache en embuscade (voir encadré).
Et maintenant ?
Ils ont signifié depuis des semaines leur volonté d’intégrer le front électoral et politique. Le parti socialiste de gauche (PSG) et le parti du travail démocratique et patriotique (PTDP) ont finalisé leur entrée. L’alliance comporte aujourd’hui cinq partis. Dès lors, une commission de coordination entre les formations devrait régulièrement se réunir. Son objectif ? Unifier les positions, étendre la plate-forme à l’échelle locale et instaurer des institutions de coordination, d’information et de mobilisation sur le terrain.
Parallèlement, des commissions spécialisées devraient se former. Certaines seront strictement politiques et porteront sur la position à adopter sur la Constitution ou la loi électorale. D’autres se pencheront sur les candidatures éventuelles lors des prochaines élections, négociations qui ne peuvent être entamées sans l’adoption d’un code électoral. D’autres enfin seront économiques et auront pour tâche de préparer un programme et une série de mesures à mettre en œuvre immédiatement après les prochaines élections en cas de prochaines élections… « Afin de mettre le pays sur les rails ».
Azza Turki