Depuis le Bardo l’appel à « l’unité sacrée », lancé de tous côtés, redouble de fréquence au vu de l’urgence. Pourquoi cette notion d’appel, est-elle si intéressante à examiner ? Elle guide la réflexion vers le thème d’une œuvre à faire et sans cesse à refaire par un effort de mobilisation volontaire.
Création et recréation continues, procès dynamique exposé à des phases de somnolence léthargique, l’unité nationale diffère d’une réalité statique et réduite à un ensemble statistique. La conscience groupale et sociale varie d’intensité en fonction des circonstances. Face au danger il est question de remettre en cause la dormance et de réactiver le sens de l’appartenance. Mais la problématique unitaire place l’analyse face à des usages divers.
Ils ont à voir avec les groupes, les classes, les tendances, les alliances et les divergences. Toujours à l’œuvre dans chaque société, ils peuvent mener, par l’exacerbation des conflits, vers l’implosion et la dislocation. La Tunisie résiste à la tension mais les visions unitaires diffèrent. La proclamation et la réclamation de l’unité nationale par les modernistes cherchent à surpasser l’hétérogénéité pour exiger le surplomb des antagonismes face à l’adversité interne ou externe. Mais leur appel réitéré montre combien ils font la part de la complexité.
Car, pour les multiples espèces de salafistes parmi lesquels figurent les takfiristes, il n’est d’unitaire que la « omma » et l’aspiration à phagocyter les sociétés par la disparition des barrières frontalières.
En dépit des tactiques, les différents leaders autoproclamés charaïques partagent ce même objectif stratégique. Voilà pourquoi Ghannouchi, le futé, conseillait à l’autre chef, parti en Libye, de patienter. Abou Iyadh ne l’entend pas de cette oreille et préfère chapeauter, avec Baghdadi, les cellules dormantes ou tonitruantes. Arracher le drapeau rouge pour lui substituer le noir fanion symbolise le télescopage des sens donnés à l’unité projetée. L’adhésion populaire et la guerre désigneront le triomphe de l’Etat civil ou de la charia.
Dès lors, accoler le qualificatif « sacrée » à l’unité nationale mélange les genres et accorde au céleste l’attribut lié à une affaire terrestre. Ce vocabulaire imprégné d’ambiguïté révèle à quel point sera long l’éventuel chemin orienté vers une authentique laïcité. Dans ces conditions pourraient coexister deux types de discours associés. Le premier, à connotation politique, outrepasse quelque peu le vocabulaire académique et recoure au slogan voué à la mobilisation. Au plan de l’actualité ainsi en est-il de « l’union sacrée ».
Le deuxième genre de style sacrifie au ton de l’analyse et à partir de son outillage spécifique, remet le mot d’ordre mobilisateur à l’heure de la rigueur.
Alors, la distance adoptée eu égard à l’expression « union sacrée » y débusque un mélange des genres peu approprié à la clarté. Par le transport sur le même âne du cheikh et de l’athée, ce mot dévoile à quel point l’hégémonie du religieux hante la société.
En état de guerre contre les relais de l’émir autoproclamé, les apôtres de la théocratie trouvent leur panacée dans l’usage collectif du sacré.
A l’insu des modernistes, il incite les djihadistes à redoubler de férocité pour viser la terre si inféodée à leur sacralité.
Ce ton de l’analyse à coloration véridique n’arrange pas, tout à fait, les tenants d’une langue de bois et de la pensée unique. Mais pour l’authentique défense de la république démocratique, le tonnerre des canons aux abords des monts et les manières lexicales de Youssef Seddik regardent, ensemble, dans la même direction. Le geste et la parole associés traquent les casseurs des idoles et des mausolées. Sinon pourquoi auraient-ils assassiné à la fois Belaïd, Brahmi et les soldats ?
Apprivoiser la peur
Autant que l’ainsi nommée « union sacrée », l’expression « nous n’avons pas peur » pactise avec l’ambiguïté. En temps de guerre, le problème n’est guère de ne pas éprouver la peur face aux tueurs à allure d’égorgeurs. Il s’agirait d’apprendre à la gérer même au moment de trembler. Face à l’adversaire il n’est souhaitable de répondre, ni par la débandade, ni par les fanfaronnades.
Arrivé, à cheval, au premier rang de ses combattants, l’officier napoléonien, tout à fait serein, questionne son corps et, surpris, lui dit, avec dédain : « Tu trembles carcasse ! ? ». Fréquenter la peur apprend à l’apprivoiser. Le chevalier dresse le modèle idéal du panache incarné. Cette évocation chargée de signification montre pourquoi et comment il n’y a pas de lutte armée sans les armes de la pensée. Ainsi, remporter une bataille de belle manière n’est pas gagner la guerre. Elle vient de commencer. A neuf contre cent cinquante hyper-entraînés, Lokman Abou Sakhr, l’insaisissable, et son groupe, lui aussi aguerri et redouté, n’avaient aucune chance de s’en tirer. Cette bataille lègue deux enseignements de taille.
Elle enseigne comment remporter de nouvelles batailles et la manière de finir par gagner la guerre. Confortée par le renseignement, la prouesse adresse un avis sévère aux djihadistes embusqués de part et d’autre des frontières. Car auparavant et à l’ère des religieux aux affaires, le soldat blessé à la jambe ensuite amputée, annonçait, à la télévision, n’avoir pas été autorisé à tirer.
C’est pourquoi, aujourd’hui, par leur participation à la grande marche pour l’unité nationale, ces fidèles à la « omma », leur objectif commun et souverain, placent un pied au four et l’autre au moulin. Leurs jambes trottent vers l’unité entendue au sens d’un ensemble territorial délimité par ses frontières actuelles et leur tête galope après le rêve éveillé d’une entité virtuelle. Il n’y a plus ni l’Irak, ni la Syrie, ni même la Tunisie pour la mégalomanie de Baghdadi. Cet émir al-mouminines évoque le retour à l’ampleur de l’ancienne civilisation musulmane. Hélas, n’en déplaise à Ibn Khaldoun, les thèses erronées se répètent, mais l’histoire ne se répète pas. En outre, les empires meurent de leur extension. Ainsi parlaient Hitler et Napoléon. Quelle ultime conclusion tirer après ces tueurs tués ? Salutaire ou amère, l’actualité, certes, passe, mais ces leçons demeurent. Pendant ce temps rouge-sang, les vendeurs de kalachnikovs, de canons, de chars, d’avions et de munitions, fidèles aux lois concurrentielles du capital, seraient bien mal avisés de ne pas mettre à profit la situation providentielle aux dépens de la bêtise éternelle.