Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
Obnubilée par la tournure dramatique qu’a prise la révolution égyptienne, tétanisée par la menace d’une intervention occidentale en Syrie, la presse anglo-saxonne a tardé avant de se rendre compte qu’une crise majeure mûrit également en Tunisie. Serait-ce le mot « terrorisme » prononcé par Ali Laareyedh qui a fait dresser les oreilles des journalistes anglophones ? Quoi qu’il en soit, comme ça fait un petit moment qu’on ne suit plus de très près ce qui se trame en Tunisie, difficile de proposer des analyses probantes pour éclairer le lecteur. Qu’importe ! Il y a toujours le bon vieux « panel d’experts » pour dépanner.
Ainsi depuis Londres, Think Africa Press a demandé à trois spécialistes « comment le terrorisme, les assassinats politiques et les dernières manifestations contre le gouvernement en place affecteront la Tunisie. » Première à répondre, Yasmine Ryan, journaliste néo zélandaise à Aljazeera English, met en exergue les craintes qui animent les dirigeants d’Ennahda : « Du point de vue d’Ennahda, les années d’oppression qu’ils ont endurées sous l’ancien régime sont encore trop récentes. Ils craignent d’être à nouveau exclus du paysage politique. Le bras de fer entre gouvernement et opposition a lieu dans un climat de profonde méfiance et de crainte de la violence, partagée par les deux camps. La situation en Egypte est présente dans l’esprit de tout le monde et n’a fait qu’ajouter à la pression sur la coalition pour engager le dialogue avec l’opposition, au nom de l’unité nationale. »
Think Africa Press interroge ensuite Mohamed-Salah Omri, professeur de langue et de littérature arabes à l’Université d’Oxford d’origine tunisienne :
« Je distingue trois principales conséquences de la tournure violente que prend la Révolution tunisienne. Tout d’abord, il existe une perception croissante que le gouvernement postrévolutionnaire et les médias considèrent à nouveau l’intérieur du pays comme une lointaine zone à problèmes qu’il convient de dompter par tous les moyens nécessaires, sans avoir à répondre de ses actions.
Deuxièmement, le terrorisme islamiste fait désormais partie de la vie quotidienne dans un pays qui […] n’en a jamais vraiment fait l’expérience par le passé. La Tunisie reste vulnérable au terrorisme. Les terroristes en profitent depuis deux ans, bénéficiant d’un climat favorable sur le plan des libertés et d’un gouvernement qui a fait preuve de laxisme, voire carrément de complicité.
Troisièmement, l’hostilité envers Ennahdha est à la hausse, malgré le fait qu’il se trouve aux commandes de la riposte officielle contre le terrorisme. Les accusations selon lesquelles ce parti a contribué à la montée du terrorisme trouvent un écho de plus en plus large, ce qui contribue à son isolement et approfondit la crise actuelle.
Tout cela m’amène à la conclusion que la sécurité est devenue le souci majeur des Tunisiens. Pour cette raison, la violence terroriste, peut-être plus que tout autre facteur, menace la transition de la Tunisie vers une démocratie stable et une société libre, et marginalise les revendications sociales qui sont à la base la révolution. »
Vient enfin le tour d’Andrew Lebovich, chercheur américain basé à Dakar et consultant pour divers think-tanks américains :
« Pour le moment, nous ne savons pas qui va céder en premier. Ennahdha a certes lentement évolué vers l’idée d’un gouvernement apolitique tel que revendique l’opposition, mais il est loin d’être certain qu’il finira par revenir sur sa position actuelle qui consiste à dire qu’un remaniement gouvernemental ne pourra avoir lieu qu’une fois la constitution terminée et d’autres questions clés résolues. De son côté, l’opposition sait certes mobiliser les foules, mais il faudra peut être rien de moins que la grève générale dont l’UGTT a brandi la menace pour forcer la main à Ennahdha. Et les positions des uns et des autres se sont durcies au point que la déclaration de Laarayedh à propos d’Ansar Al Charia n’amènera probablement pas grand monde pour changer d’avis au sujet d’Ennahdha et de sa relation présumée avec les extrémistes.
Dans ce contexte, l’importance du terrorisme comme un outil politique se trouve exacerbée. Le terrorisme n’est en mesure ni de renverser le gouvernement ni d’intervenir directement dans le processus politique, mais il peut constituer la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Dans une situation d’impasse politique, ce potentiel est extrêmement dangereux. »
Chez Reuters – allez savoir pourquoi – la tâche revient à Tom Heneghan, rédacteur-en-chef du service « religions », de faire le tour des experts. Et Dieu semble lui en avoir envoyé des effluves optimistes :
Cette petite nation d’Afrique du Nord pourrait encore réussir son expérience démocratique, si sa classe politique arrive à s’élever au-dessus des rivalités partisanes et à suivre la feuille de route vers un Etat de droit rédigée en 2011, selon des analystes.
[…] Ghannouchi – et il s’agit là d’un point crucial – a vu dans les manifestations de l’opposition le signe qu’il est temps de faire des compromis, pas de s’accrocher au pouvoir à tout prix comme a voulu le faire Mohamed Morsi, le président islamiste de l’Egypte aujourd’hui déchu.
« Ghannouchi est sans nul doute un démocrate, affirme Geoffrey Howard, analyste pour l’Afrique du Nord chez Control Risks Group à Londres. C’est également un politicien très rusé. »
[…] Les pressions [exercées par l’opposition sur le gouvernement Ennahdha] semblent avoir incité Ghannouchi, qui pendant son exil en Grande-Bretagne était arrivé à la conclusion que les démocraties offrent plus de liberté aux religions que les dictatures, à rechercher le consensus au sujet des nouvelles élections.
Il s’agit désormais de réussir la transition.
Selon un scénario souvent évoqué, les travaux en vue de finaliser la constitution pourraient reprendre immédiatement pour s’achever d’ici le 23 octobre, après quoi l’ensemble des partis se mettraient d’accord sur la composition d’un gouvernement intérimaire neutre qui succéderait à Ennahdha et convoquerait rapidement de nouvelles élections.[…]
Ceux qui trouvent cet angélisme peu convaincant peuvent toujours se retourner vers les think-tanks américains, sur lesquels on peut compter pour ne pas perdre de vue l’essentiel : la menace terroriste et ses implications pour les pays Occidentaux… Le Washington Institute for Near East Policy par exemple publie une analyse de la condamnation d’Ansar Al Charia par Ali Laarayedh dont les conclusions se résument comme suit :
À l’avenir, la politique du gouvernement face aux activités de la daâwa d’Ansar Al Charia nous dira si Tunis prévoit une répression totale du groupe ou une stratégie plus judicieuse qui ne viserait que les membres ayant des liens avérés avec le terrorisme. Les groupes extrémistes se servent souvent de la daâwa pour s’attirer les bonnes grâces des populations locales, ce qui complique la lutte contre le terrorisme […]. Pour Tunis, ce sera un exercice d’équilibriste plutôt risqué, car la mauvaise approche pourrait déclencher une véritable guérilla. Déjà débordées, les forces de sécurité ne sont pas formées pour gérer une telle évolution.
En conséquence, Washington devrait former un partenariat avec la France et l’Algérie pour assurer la formation de l’armée tunisienne en techniques de contre-guérilla. Les responsables américains devraient également soutenir les efforts d’Ennahdha pour contenir l’extrémisme, même si ces efforts ont parfois l’air d’un simple expédient politique temporaire. En même temps, Washington devrait dresser des plans d’urgence pour les diplomates et les intérêts américains en Tunisie dans le cas où la situation se dégraderait. Plus largement, les Etats-Unis devront peut être revoir l’équilibre futur de leur architecture sécuritaire au Maghreb – région dont la trajectoire globale est vers le bas.
P.C.