C'était il y a deux semaines. Les familles des martyrs tombés pendant la Révolution tunisienne, attendaient impatiemment le jugement ceux qu’ils considèrent les bourreaux de leurs enfants . Et le verdict est tombé comme un couperet. La déception d’un jugement qualifié de «trop clément» par les familles des martyrs, a rapidement fait place à la révolte. Une spirale de réactions politico-médiatiques s’est déclenchée et des appels à manifester contre le verdict de la Cour d’appel militaire se sont multipliés, à Tunis comme en régions. Société civile, partis politiques, organisations de défense des Droits de l’Homme, les réactions sont tombées en cascade et toutes réclament une révision du jugement. Tous le qualifient de partial, de complaisant et le rejettent en bloc. La justice civile héritera-t- elle du dossier ? La question, est, pour l’heure, sans réponse. Mais nombreux sont ceux qui la réclament : nombreux constituants à l’ANC, présidence de la République, Observatoire tunisien pour l’indépendance de la magistrature (OTIM) ou encore avocats de la défense qui qualifient les jugements d’ «incompatibles avec la gravité des accusations» et appellent au transfert du dossier vers le tribunal civil.
L’indépendance de la justice militaire est remise en cause dans cette affaire et se veut raison intrinsèque du mécontentement. Les responsables, coupables aux yeux de leurs détracteurs, ont en majorité été blanchis des accusations qui étaient portées à leur encontre. Associations et organismes ont, dans un communiqué rendu public peu après le jugement, fait part de leur incompréhension et «considèrent que ces jugements cléments ne tiennent pas compte d’une part, de l’atrocité des crimes commis et d’une autre, sont l’expression d’une impunité et d’un déni à l’encontre des martyrs et des blessés de la Révolution tunisienne». De fait, ils demandent «la révision des jugements de la Cour d’appel militaire» ainsi que «l’annulation de l’impunité dans le cadre de mesures d’urgence». Parmi les signataires on retrouve, entre autres, la Ligue tunisienne pour la défense des Droits de l’Homme (LTDH), l’Association tunisienne des jeunes avocats (ATJA), le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), la Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives (FTCR), le Comité pour le respect des libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT) ou encore l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATF.)
Le Collectif de défense des familles des martyrs et des blessés de la Révolution a également appelé à dessaisir la justice militaire du dossier, dénonçant de probables «arrangements» avec des responsables sécuritaires. «Nous n’avons pas confiance en la justice militaire», a critiqué le Collectif, lors d’une conférence organisée la semaine dernière. «C’est une injustice flagrante. Nous avons réclamé la création d’une commission sur les verdicts prononcés et sur la manière dont on est parvenu à ces décisions.
Aussi, il faudra dévoiler la vérité sur les dessous de ces procès et les pressions qui ont été exercées.
En attendant, nous appelons à dessaisir la justice militaire de ce dossier et à accorder un congé au président du tribunal militaire et aux membres de l’instance qui s’est prononcée sur les différentes affaires», a dénoncé Amor Safraoui.
Légiférer… ou pas
L’appel à dessaisir le parquet militaire des affaires concernant les martyrs de la Révolution est au cœur du débat. En effet, plusieurs voix demandent la création de tribunaux dits « spécialisés » pour gérer ces dossiers sensibles. À ce sujet, l’Assemblée nationale Constituante (ANC) a décidé d’accélérer l’examen de l’adoption du projet de loi portant sur la création d’une juridiction spéciale dans le dossier des martyrs et a tenu, le 19 avril dernier, une plénière visant à établir ledit projet de loi. En réaction au verdict, nombreux députés ont décidé la semaine dernière de suspendre leur participation aux séances plénières de l’Assemblée nationale constituante. Objectif de leur protestation ? Exiger la réactivation de la loi n°44 qui stipule la création de Chambres spécialisées pour prendre en charge les dossiers des martyrs et blessés de la Révolution.
L’ancien ministre des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle, Samir Dilou, a, quant à lui, appelé l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) à légiférer sur le cas du jugement des personnes impliquées dans l’affaire des martyrs , «quel que soit le degré de notre respect de la justice et de notre défense de son indépendance, le respect du sang des martyrs appelle à reconnaître que les derniers jugements adressent un message d’impunité à ceux dont les mains ont été maculées du sang des martyrs». Selon ses dires, ces jugements sont nocifs pour «la justice transitionnelle qui n’a pas de sens si la vérité se perd, et les coupables sont innocentés, en réduisant la punition à ceux qui sont en état de fuite». Pour l’ancien ministre, légiférer sur cette question permettrait de «surmonter la crise de confiance consacrée par les derniers jugements d’une manière totale et définitive.»
Le ministre de la Justice, des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle, Hafedh Ben Salah, a déclaré pour sa part que le gouvernement et le ministère de la Justice ne commenteraient pas les jugements émis par la justice militaire dans l’affaire des martyrs et blessés de la Révolution. Le Président provisoire de la République, Moncef Marzouki, a, néanmoins, indiqué que l’opinion publique n’était pas «préparée» à ces verdicts, appelant à porter ces affaires devant la Cour de cassation, et ce, dans des délais les plus courts. L’ancien chef du gouvernement provisoire et notamment membre du Conseil de la Choura du Mouvement Ennahdha, Ali Larayedh, s’est dit «choqué» par les jugements prononcés par la Cour d’appel militaire, précisant «ces jugements ne reflètent point les attentes des Tunisiens, ni celles des familles des martyrs et des blessés de la Révolution». Autre réaction négative de la part de la présidente de la Commission des martyrs et blessés de la Révolution au sein de l’Assemblée nationale constituante, Yamina Zoghlami. Cette dernière a fait état de sa «surprise» au sujet des jugements prononcés et a également reproché la requalification du chef d’accusation qui est passé d’«homicide volontaire» à «agression violente provoquant la mort.»
«Nous ne sommes pas prêts à garantir des droits en en violant d’autres»
Nous avons contacté Charfeddine El Kellil, avocat au sein du Comité de défense des familles des martyrs, pour entendre ses réactions à la question de l’éventuelle création de tribunaux spéciaux dans le cadre de cette affaire. «Nous sommes contre la création de tribunaux spéciaux, ce n’est ni une solution, ni constitutionnel. La création d’une chambre spéciale violerait à la fois les droits des victimes, ainsi que ceux de la défense. Nous ne sommes pas prêts à garantir des droits en en violant d’autres», a-t-il déclaré. Dans cette affaire la justice, a, selon Charfeddine El Kellil, cruellement manqué d’indépendance : «En Tunisie, la justice civile et la justice militaire n’ont jamais été indépendantes, que ce soit avant ou après le 14 janvier 2011. Nous sommes devant une juridiction qui dépend toujours des mêmes autorités. Que l’affaire soit jugée devant le tribunal militaire ou le tribunal civil, c’est finalement un faux problème», a-t-il ajouté, avant de poursuivre, «pour nous, ce verdict est le produit d’un marché». Le Comité de défense des familles des martyrs réclame la création d’un comité ad hoc qui se chargerait de traiter la question de l’impunité, pointée du doigt dans cette affaire. Charfeddine El Kellil fait état de dossiers vides, de faux témoignages et également de preuves détruites, qui ont, «invraisemblablement» pesé dans la balance et influé sur l’objectivité du jugement. Aux côtés des familles pendant le verdict, Charfeddine El Kellil, a fait part de la «très grande déception» par rapport au jugement qui s’est avéré être «tristement sans surprise». «Les familles des martyrs sont convaincues que des manigances ont eu lieu dans ce jugement, et ce, au détriment de leurs enfants. Elles sont fermement décidées à continuer la bataille pour faire valoir la vérité, et les droits de celles et ceux qu’elles ont perdus», a terminé l’avocat.
«Créer des juridictions spéciales est formellement interdit»
Contacté par Réalités, Jawhar Ben Mabarek, Professeur en droit constitutionnel, a réagi aux différentes questions qui découlent de cette affaire. Pour lui, un second jugement de l’affaire et le transfert possible du dossier du tribunal militaire vers le tribunal civil est impossible. Beaucoup demandent la création de juridictions spéciales dans cette affaire. Mais au regard de la Constitution «créer des juridictions spéciales est formellement interdit. Si une juridiction spéciale était proposée elle serait directement annulée par la Cour constitutionnelle. La sortie juridique dans cette affaire a déjà été votée (Article 42) seule la commission d’Instance de vérité et dignité permettrait de conduire ces dossiers de juridictions spéciales», a présicé Jawhar Ben Mabarek. «Le problème ce n’est pas la juridiction, il s’agit plus là d’un problème de fond concernant la procédure et, plus précisément, la présomption d’innocence.»
Mais quelle piste de sortie serait alors envisageable ? Pour Jawhar Ben Mabarek «il faudrait ajouter un paragraphe à la loi de la justice transitionnelle qui instaure la responsabilité présumée des politiques et instances en cause. Ceux-ci devraient être amenés à apporter des preuves concrètes pour prouver aux familles des martyrs qu’ils ont en effet bien tout mis en place pour protéger la société civile», précise-t-il. Concernant un éventuel transfert du dossier, le professeur Ben Mabarek est formel, «si l’on transfère ce dossier devant la justice civile cela ne changera rien». Même remarque concernant un second procès. Si l’article 42 de la Constitution permet bien un deuxième jugement «il n’y aura pas d’intérêt à le mettre en place si l’affaire est jugée sur les même fondements, sans plus de preuves, rien ne changera». Pour le professeur Ben Mbarek, la porte de sortie de cette affaire demanderait, dans un premier temps, de «voter l’amendement de l’article 42 par rapport à la question des preuves et de la présomption d’innocence et de transférer le dossier à l’Instance vérité et dignité, qui permet le traitement de l’affaire, sans intégrer l’autorité visée dans son traitement». Mais il est clair que «sans volonté politique cela ne se fera pas.»
Céline Masfrand