Véto

Après l’expression rituelle « au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux », le mot « véto », légué par l’antiquité romaine, sonne bizarre et faux dans la bouche du frérot. Au chef du gouvernement désigné, Ghannouchi dit opposer son « véto » à une participation du parti « Cœur de la Tunisie » à la prochaine formation gouvernementale.
Surexcité par son accès au perchoir de l’Assemblée, ce cheikh se prend pour le nouveau membre permanent du conseil de sécurité. Pourtant, « Qalb Tounes » empoche le second score à l’élection présidentielle et, dans ces conditions constitutionnelles, cette prise de position nahdhaouiste suit une piste marquée par les critères arbitraires. Le Chef du gouvernement désigné devait avoir les coudées franches pour choisir ses ministres en toute indépendance et au vu de la seule compétence. Dès lors, ces deux signaux contradictoires, par leur issue, finiront par dévoiler si le Chef du gouvernement avance ou non, cahin-caha, sous la férule d’Ennahdha.
Dans l’affirmative, le Mouvement de la tendance islamiste n’a  jamais cessé de chercher, depuis les années 70, à infléchir la dynamique politique. Mais c’est compter sans le grand timonier. Debout à l’avant du navire, il scrute l’avenir.  Sclérosé à l’arrière, son adversaire juré excelle dans l’art de fixer le passé. Ainsi parlaient Bourguiba et Ghannouchi. A sa manière plutôt réactionnaire, celui-ci inspire Guillaume Apollinaire : «Incertitude, ô mes délices / vous et moi nous nous en allons / Comme s’en vont les écrevisses / A reculons, à reculons ».
Pour noyer le poisson dans l’eau, les ténors nahdhaouis chantent la démocratie et maquillent l’antagonisme de fond défini par la bipolarisation.
Il n’y aurait ni tradition, ni modernité, ni reculade ni avancée.
Ecartons ces couples d’opposition pour focaliser l’attention sur les seuls problèmes vrais. Or, le programme présenté par Ennahdha au Chef du gouvernement aligne une pétition de principes abstraits peu propices à leur faisabilité.
Impulser la croissance et sabrer la pauvreté. La répétition du slogan finit par lasser. Ce bavardage prospère à l’instant même où le takfirisme et sa violence machiste redoublent de férocité. Que faire si les chargés de poursuivre les corrupteurs encourent les pires menaces de mort au cas où ils refuseraient de se laisser acheter ? Tout cela fut dit et redit mille et une fois, mais la caravane passe quand le chien aboie.
Pour cette raison, maints censés savoir incriminent, à leur manière, la soi-disant démission des clercs. Or, aujourd’hui, des voix, de poids, attaquent la bête islamiste à trois têtes. L’UGTT, institution à ne pas négliger, reprend, de front, la problématique maintes fois élaborée par des francs-tireurs engagés. La puissance des idées fut théorisée par Antonio Gramsci dans ses « Cahiers de prison » où il soumet le pouvoir étatique à l’hégémonie culturelle.
Ce correctif apporté au dogmatisme marxiste par le secrétaire du parti communiste italien des années 20 nuance l’exclusivisme de la dictature prolétarienne. Plus tard, autrement dit aujourd’hui, Bourdieu reprend cet apport et le met à profit dans sa dialectique de la classe en soi distinguée de la classe pour soi. Sans la mobilisation par les idées, l’exploitation économique ne suffit guère à dynamiser le processus révolutionnaire.
Face à cette percée, Ennahdha ne reste pas les bras croisés. Il revendique les ministères de l’Education et de la Culture.
Bourguiba aussi visait le long terme par la généralisation de l’instruction. Il comptait sur la jeunesse pour échapper aux catégories de pensée léguées par l’ancienne société. Sa remise en cause de l’enseignement zeïtounien luttait contre le dogmatisme d’où provient, aujourd’hui, le takfirisme, tapis rouge déployé en hommage au terrorisme.
Voilà pourquoi l’actuelle prise de position, avancée par l’UGTT, dresse un rempart d’acier face au triomphalisme ghannouchiste et aux ennemis jurés du réformisme bourguibiste. Après l’intermède bien triste, d’autres, telle Abir Moussi, reprendront, sans doute, la juste piste.
De nos jours, l’énigme à résoudre demeure le relatif succès politique des nahdhaouis à l’instant même où d’innombrables pratiquants accusent Ghannouchi de « tajir dine ». Alors, faudrait-il ajouter foi au propos de Marx selon lequel « l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre » ?

Verrons-nous le véto idiot tomber dans l’eau ? Déjà quelques parlementaires soumettent leur président à rude épreuve et risquent de venir à bout de ses nerfs, lui, peu habitué à se voir taclé.

L’un de ses lieutenants les plus rapprochés, pris de pitié, lui conseillait une cure de repos bien méritée.

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