Décidément, la vie politique en Tunisie est aujourd’hui sens dessus dessous. Tout semble marcher de travers, les ordres sont inversés et les repères presque inexistants. Et ce ne sont pas les exemples qui manquent. Les cas qui témoignent du dérapage incontrôlé que connaît le pays et le jeu dangereux auquel s’adonnent les acteurs politiques et les organisations de la société civile, sont malheureusement légion. L’inversion des rôles n’est pas certainement un signal de bonne santé, ni d’une aptitude à conduire le changement dans un pays où le corporatisme est devenu la règle et la résistance aux réformes, le sport favori de toutes les franges de la population. Quand la Centrale syndicale se substitue au gouvernement et annonce, non sans arrogance, le gel des prix, l’abandon des privatisations et l’engagement prochain des négociations salariales, personne ne s’en offusque. En Tunisie, ce genre de comportement entre dans la normalité des choses, ne surprend plus mais, en revanche, interloque. C’est un signe évident du délitement de l’Etat et de son incapacité à assumer ses missions essentielles.
Le gouvernement d’union nationale est-il devenu si vulnérable pour qu’il accepte de déléguer ses prérogatives à la Centrale syndicale, qui s’arroge le droit de décider de tout et d’imposer son diktat ? Même si depuis l’année dernière, le gouvernement a fini par fléchir et se résigner à la toute-puissance de l’UGTT à l’occasion de la discussion du projet de loi des Finances, en concédant des compromis laborieux qui n’ont fait qu’aggraver les difficultés du pays, l’on convient que lors de la dernière réunion gouvernement -UGTT, Youssef Chahed a perdu ce qu’il a de plus précieux. A savoir son image et sa crédibilité qu’il a réussi à construire en livrant sans ménagement la guerre à la corruption et en se montrant tout ouïe aux cris de détresse des Tunisiens devant la flambée des prix. Le communiqué publié à l’issue de cette réunion a été un véritable affront au gouvernement et une démonstration inutile de l’UGTT de sa force. Le plus grave, c’est qu’à travers les mesures annoncées par la Centrale syndicale, le gouvernement, qui cherche à stimuler la croissance, à sortir les finances publiques d’une crise sans précédent et à restaurer la confiance des opérateurs, se trouve pris à la gorge. Les politiques et les instruments qu’il a mis au point pour sortir le pays de la crise, tombent subitement à l’eau et l’on se demande par quel artifice il pourra assumer la responsabilité de son abdication à l’UGTT et combler le trou béant dans son budget pour l’année à venir.
Ce revirement inattendu, ne va-t-il pas donner raison à tous ceux qui ont remis en question le contenu du projet de la loi des Finances 2018, notamment l’UTICA qui y voit une menace à la pérennité de l’entreprise, devenue la vache à traire d’un système fiscal à deux vitesses? Plus de 500 mesures fiscales décidées en six ans ne peuvent qu’accentuer le manque de visibilité et bloquer l’initiative dans le cadre d’un environnement d’affaires, devenu hésitant et parfois handicapant.
Quand les caisses du pays sont vides, les tensions sociales toujours vives, les risques sécuritaires récurrents, que le système de sécurité sociale est au bord de la banqueroute et que l’activité peine à redémarrer, quel impact pourrait avoir l’arrangement trouvé par le gouvernement avec l’UGTT pour relever tous les défis ? En tout état de cause, tout semble indiquer que 2018 n’augure pas d’un bon cru et que les difficultés que rencontrera le pays sur tous les plans, ne vont pas baisser d’intensité. Le gouvernement a juste cherché à obtenir un répit en achetant, encore une fois, la paix sociale, tout en faisant perdurer le statu quo. Cette fuite en avant sera lourde de conséquences et son prix sera certainement encore plus lourd et douloureux.
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La dernière audition publique organisée par l’Instance Vérité et Dignité, des victimes de la chevrotine à Siliana, du 27 novembre 2012, a suscité non sans raison un tollé général. L’IVD sort encore une fois perdante, parce qu’elle devient, plus que jamais, l’objet d’une instrumentalisation politique que personne ne peut nier. Le plus grave, c’est que le processus de justice transitionnelle se trouve trahi par l’instance qui est censée le conduire dans une stricte neutralité et indépendance, afin de rétablir la vérité et ensuite favoriser la réconciliation. Alors que les blessures de ces événements tragiques sont loin d’être cicatrisées, que la justice militaire n’a pas encore prononcé son verdict, l’IVD a cherché à blanchir les dirigeants d’Ennahdha plus qu’autre chose. Le dérapage est d’autant plus dommageable qu’à travers cette audition, la présidente de l’IVD s’est évertuée à donner amende honorable aux leaders d’Ennahdha, transformant le bourreau en victime. Même si depuis quelque temps, l’image de l’Instance a été gravement entachée, aujourd’hui, l’on se demande dans quel état d’esprit, elle sera en mesure de parachever le travail qu’elle a mal entamé. Il est certain que très peu lui accordent le préjugé favorable et lui donnent confiance, à l’exception bien sûr des parties dont elle a pris le pli de défendre les intérêts envers et contre tous.