Violence : Au-delà des faits divers

Indice d’un profond malaise sociétal, une violence aussi endémique qu’insidieuse tend à s’installer dans le quotidien des Tunisiens. À travers quelques exemples récents et leur analyse, gros plan sur des réalités qui vont bien au-delà des faits divers.

Par Hatem bourial

 Une rixe entre jeunes au quartier populaire d’Ettadhamen a nécessité une intervention musclée et entraîné une trentaine d’arrestations dont une majorité d’adolescents. Cette bagarre a défrayé la chronique par sa violence et la durée de son déroulement. Deux nuits de violence ont en effet opposé des gangs rivaux dans une confrontation d’un genre inédit.
La réaction des autorités a été rapide puisque, lundi 15 avril, au lendemain des faits, le parquet du tribunal de première instance de l’Ariana a émis des mandats de dépôt à l’encontre de bon nombre de jeunes impliqués dans les incidents.
Arrêtées par les unités de la Garde nationale, ces personnes ont été placées en détention, et après leur comparution, il a été décidé d’émettre des mandats de dépôt à l’encontre de trente d’entre eux et de les renvoyer devant le tribunal correctionnel pour être jugés. Par ailleurs, sept mineurs ont été remis à la justice spécialisée pour un suivi devant le juge pour enfants.
Cette bagarre d’une violence inusitée s’est étendue sur deux nuits, entraînant des blessures parmi plusieurs participants, ainsi que des attaques contre des biens publics et privés.
Ces événements ont immédiatement pris une tournure politique puisque dès le 15 avril, le président Kaïs Saïed a fustigé ces actes de violence et convoqué une réunion du Conseil de sécurité nationale.

Un Conseil de sécurité nationale immédiatement convoqué
Le chef de l’Etat a affirmé que la Tunisie traverse ces jours-ci une série de phénomènes anormaux tels que l’échange de violences armées entre enfants, des actes qui ne sont pas innocents selon ses dires.
«Des enfants sortent le soir pour mettre le feu aux pneus et jeter des pierres, attisant ainsi les tensions», a-t-il dénoncé.
Le chef de l’État a ajouté que de telles situations ne peuvent pas être fortuites, appelant à les traiter et à ce que l’État reprenne le contrôle de toutes ses institutions.
Saïed a notamment déclaré : «Ils ont voulu frapper l’État de l’intérieur et veulent frapper la société avec la drogue et la violence, et il devrait y avoir une politique préventive pour éviter que ces affrontements ne se reproduisent, comme cela s’est passé dans le quartier d’Ettadhamen, il y a deux jours
Le président de la République a également souligné que la propagation du phénomène de la drogue et sa consommation dans les institutions éducatives représente une quantité minime par rapport à la quantité consommée chaque jour, appelant à y mettre un terme.
Saïed a indiqué que l’objectif de la propagation de ce phénomène est de frapper l’État de l’intérieur et de le fragmenter jusqu’à ce qu’il devienne un ensemble de districts, selon ses dires.
Ces déclarations devraient désormais être suivies d’un traitement véritable d’une situation qui perdure sur fond de violence endémique dont plusieurs quartiers populaires sont le théâtre depuis plusieurs années. Car il ne s’agit pas de traiter ces violences comme un simple fait divers, mais il est fondamental de les replacer dans leur contexte sociétal en n’hésitant pas à appeler un chat par son nom.
Pour cela, il importe d’observer méthodiquement ces faits de violence qui se multiplient afin d’en analyser tous les ressorts selon des approches interdisciplinaires. En réalité, ces derniers jours, plusieurs faits divers invitent à synthétiser causes et effets tout en les appréhendant de manière globale, en considérant leur contexte général. À ce titre, la corrélation de ce type de violence avec la consommation de drogues vient d’être actée au plus haut niveau de l’État et il devient essentiel de traiter ce fléau avec la rigueur et l’urgence qui s’imposent.

 Une violence qui peut prendre des tournures extrêmes
Une revue de quelques incidents ayant eu lieu ces derniers jours permet de constater l’étendue des dérives. Ainsi, le gouvernorat de Kairouan a aussi été le théâtre de deux affaires dont la gravité doit être soulignée malgré la tendance regrettable de banalisation de ce type de violence.
Un professeur a été poignardé par un de ses élèves alors qu’il assurait son cours au collège Dar Al-Aman de  Kairouan, jeudi 18 avril. Agressé à l’arme blanche, à l’intérieur de la classe, cet enseignant a été transporté à l’hôpital. Après ce grave incident, les cours ont été suspendus dans ce collège où ont accouru le délégué régional à l’éducation, plusieurs enseignants et syndicalistes ainsi que les forces de sécurité.
Quelques jours auparavant, le 3 avril à Sbikha, dans le même gouvernorat, l’agression d’une enseignante en classe est également à déplorer. Les faits se sont déroulés dans une école primaire alors que l’agression a été filmée et diffusée sur les réseaux sociaux, suscitant l’indignation.
Des sources syndicales avaient confirmé que la vidéo montrant la mère d’un élève agressant un enseignant, a été enregistrée dans une école de Sbikha et que la mère agressive avait été condamnée auparavant pour des faits similaires. Devenue virale, la vidéo en question montre une mère d’élève faisant irruption dans une salle de classe pour s’en prendre verbalement et physiquement à une enseignante.
Selon Mohsen Hamdi, secrétaire général du syndicat de l’enseignement primaire de Kairouan, la mère avait, dans un premier temps, pénétré dans l’enceinte de l’école puis s’était dirigée vers la salle de classe, malgré les tentatives de dissuasion du directeur, du gardien et du personnel éducatif. Une plainte a été déposée concernant l’agression de trois éducateurs alors que les enquêtes de sécurité ont révélé que la mère agressive avait déjà été condamnée à six mois de prison avec sursis pour des faits similaires.
Ces violences peuvent prendre une tournure extrême comme ce fut le cas, le 11 avril dernier, dans la banlieue réputée paisible de la Marsa. En plein centre-ville, sous les regards médusés de nombreux passants, un enfant de quatorze ans a été battu à mort par d’autres adolescents qui s’en sont pris à lui avec une violence inouïe. Sous les coups de ses agresseurs, qui cherchaient à lui voler des effets personnels, l’enfant est décédé à cause d’un braquage ayant pris une tournure tragique. Des arrestations ont également été opérées immédiatement et l’enquête suit son cours non seulement pour délimiter les responsabilités mais aussi pour comprendre les ressorts profonds de cette violence incompréhensible.

L’urgence d’une analyse méthodique de la multiplication des faits similaires
On pourrait évoquer d’autres exemples, revenir aux archives de ces dernières années, étudier le modus operandi et analyser la récurrence de ces faits troublants. Toutefois, cela ne serait pas suffisant car il est essentiel de mettre la situation à plat avant que ce type de dérapages ne s’aggrave. En ce sens, quelques remarques préliminaires pourraient être utiles en attendant que la parole des experts vienne analyser ces faits sociétaux.
En premier lieu, la convergence de ces faits ne doit pas être éludée ou occultée. Dans cette optique, il serait coupable de faire l’économie d’une réflexion de fond sur cette violence devenue endémique et banale. Il faut justement lutter contre cette banalisation et aussi sortir du traitement sensationnel de ces événements par les médias audiovisuels. C’est d’analyse et de pédagogie que nous avons le plus besoin et à ce titre, seul le service public de l’audiovisuel fait la part des choses alors que plusieurs autres médias indépendants s’engouffrent parfois dans certaines formes d’outrance.
Ensuite, il est essentiel de prendre en considération tous les paramètres qui vont de la démission des parents à certains délitements de la société tunisienne contemporaine. Qui aujourd’hui étudie l’émergence d’une culture de gangs dans les quartiers périphériques ? Qui établit les nécessaires corrélations entre le hooliganisme des stades et la délinquance juvénile ? Pourtant, des faisceaux d’indices sautent aux yeux et attendent toujours d’être considérés à leur juste mesure.
Enfin, il importe tout autant de prendre en ligne de compte le contexte global par lequel passent les écoles publiques, les hôpitaux publics ou les transports publics. Une violence tout aussi insidieuse agresse les médecins et les paramédicaux sur leur lieu de travail. De même, les destructions des équipements sont devenues ordinaires dans les bus et les métros entraînant un délabrement généralisé et une insécurité latente.

Quelles formes prendra la réaction des pouvoirs publics ?
Quelle sera la riposte des pouvoirs publics après le Conseil de sécurité nationale du 15 avril dernier ? Pour le moment, dix jours plus tard, rien n’a filtré quant aux décisions qui pourraient être prises et dont il ne fait pas de doute qu’elles seront techniques, préventives et aussi politiques. Un observatoire des formes de violence et de délinquance verra-t-il le jour prochainement ? Le Parlement prendra-t-il des initiatives ? Le gouvernement s’apprête-t-il à présenter des projets de loi ? Est-il envisageable qu’une consultation nationale sur la violence soit mise en place suivant le modèle de ce qui a été fait dans le domaine de l’Éducation nationale ? L’Université tunisienne jouera-t-elle son rôle d’aiguillon dans la recherche à travers les nombreux laboratoires ? Enfin, quel pourrait être le rôle du ministère de la Jeunesse et des Sports dans une dynamique générale d’endiguement de cette inacceptable violence ?
En effet, il est fondamental que ce département ministériel s’extirpe de son surinvestissement sur le sport-spectacle et se tourne davantage sur ce qui est sa raison d’être, à savoir le développement culturel et le progrès social de la jeunesse. À ce titre, de nombreux programmes sont déployés dans le cadre de la coopération internationale qui mériteraient d’être mieux considérés et parfois systématisés. Des partenaires comme l’Union européenne, la S
uisse, la France ou l’Espagne proposent des projets porteurs qui mériteraient d’être davantage soutenus par les pouvoirs publics. Novateurs et établissant des actions de proximité, ces projets mériteraient d’autant plus d’attention qu’ils ciblent le développement local et souvent les communautés les plus vulnérables.
Enfin, la montée d’une génération de sauvageons et ces graines de violence qui nous interpellent doivent aussi être considérées comme l’expression d’un désarroi profond, celui aussi d’un désenchantement qui taraude une jeunesse qui ne rêve que d’exil et de paradis artificiels dans un élan escapiste sans précédent.

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