Virée de MBS en Tunisie : What money can’t buy!

Par Asef Ben Ammar*

 Soumis à une pression médiatique grandissante et acculé dans ses derniers retranchements par l’opinion publique internationale, le prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS) s’invite abruptement en Tunisie, pour une visite d’État dans le pays berceau du Printemps arabe. MBS est pointé du doigt par la CIA et par plusieurs services secrets fiables d’être le principal commanditaire de l’assassinat et du démembrement à la scie électrique du penseur et journaliste saoudien Jamel khashoggi, et ce dans le salon d’accueil d’un consulat saoudien en Turquie.
Et dans ce cadre, MBS ne lésine pas sur les moyens pour alléger la pression médiatique et redorer son blason. Il doit visiter, gesticuler et se déambuler partout pour faire diversion, comme si de rien n’était.
Que signifie la virée inopinée de MBS en Tunisie ? Que dire à ce jeune monarque cynique et brutal sur ce qu’il peut faire ou ne pas faire en Tunisie?

« Pèlerinage à Tunis » : est-ce pour une bénédiction démocratique ?
En menant ce « pèlerinage » éclaire et forcé à la Mecque du Printemps arabe, Son Altesse MBS cherche à se refaire une virginité politique et à se draper d’une aura de moderniste et de pro-démocratie, après l’extraordinaire dégringolade de son image (et de celle de son régime) au sein de l’opinion publique internationale. En effet, fouler la terre du pays initiateur et seul survivant du Printemps arabe peut donner l’occasion à MBS de se rattraper un tant soit peu! MBS a besoin de changer de peau et a besoin de se refaire un look de progressiste, ouvert et à visage humain. Sa virée Tunisie fait partie de tout un plan de communication voulant le dédouaner du meurtre de ce journaliste respecté et apprécié par ses confrères de la presse américaine et internationale.
MBS a déjà une ardoise qui grossit à vue d’œil. C’est bien lui qui continue à abriter mordicus le dictateur Ben Ali, se refusant de le livrer à la justice et à Interpol. C’est lui aussi qui bombarde jour et nuit des écoles, des villages et villes au Yémen, grâce notamment aux plus dévastateurs des armements américains. C’est encore le même homme qui a donné l’ordre pour détenir, humilier et faire démissionner le Premier ministre Libanais Rafik Hariri, lors d’une visite d’État.
Plus grave encore, c’est encore lui, le « protecteur du premier lieu saint de l’Islam » qui incarne désormais la principale dissonance entachant le discours théologique musulman, et ce en dévoilant au grand jour le double langage des élites et partis gouvernant au nom de l’Islam et d’Allah. Par ses comportements meurtriers et par sa brutalité sanguinaire (au Yémen et contre ses opposants), il montre au monde entier l’image d’un monarque et d’un leader adepte d’un « Islam-voyou ». Un Islam gouverné dans ses lieux les plus sacro-saints de l’Islam par un Émir-héritier, dont les pratiques s’apparentant aux principes du terrorisme sanguinaire et barbare. Alors même qu’il est censé être un leader plaidant la vertu, prônant les bonnes valeurs, défendant la paix entre les peuples et acquis pour les droits de la personne, homme et femme, sans discrimination ni distinction.
Certes, MBS n’a pas été formé dans les mêmes écoles de pensée que les élites tunisiennes, dont je fais partie. Et c’est pourquoi MBS ne pourra jamais se sentir en terrain conquis d’avance, malgré son argent et son immense pouvoir politique. Les élites tunisiennes sont, indépendamment de leur statut (universitaire, journaliste, élu militant politique, ou simple citoyen), offusquées par la visite de cet encombrant Émir-héritier et actuel « homme fort » du régime wahhabite en Arabie. Ils ne savent pas quoi en penser en privé et quoi en dire en public, sans enfreindre les normes de la courtoisie diplomatique.
Et pour cause, ces élites craignent la force de frappe économique et le pouvoir militaire de ce puissant monarque armé jusqu’aux dents et doté des armes les plus meurtrières et les plus modernes de l’histoire contemporaine. Par ailleurs, et au-delà de ces enjeux militaires, la Tunisie a en Arabie Saoudite plus de 4600 coopérants qui sont bien traités et très bien intégrés dans le tissu socio-économique du Royaume saoudite. Les élites tunisiennes et les nouvelles institutions démocratiques en Tunisie sont tentées de signifier à MBS l’incapacité de l’argent à tout acheter et à tout «marchandiser».

What money can’t buy!
L’économiste américain et professeur à Harvard, Michael J. Sandel a passé sa vie à expliquer pourquoi l’argent ne peut pas tout acheter et tout marchandiser. Son dernier best-seller «What money can’t by», traduit en français par « Ce que l’argent ne saurait acheter» résume l’idée maitresse du premier message qu’adresseraient les élites de la Tunisie démocratique à son Altesse MBS, en arrivant en Tunisie.
MBS et ses conseillers doivent savoir que la Tunisie est riche avant tout par son histoire, par ses femmes et ses hommes, et ce depuis la nuit des temps. Dans ce minuscule pays sont nées et se sont affrontées plusieurs civilisations majeures de l’histoire de l’humanité. Dans ce pays est enterrée la reine Elyssa (Didon) fondatrice et reine de Carthage (il y a de cela plus 28 siècles).  Ce pays a enfanté une multitude de penseurs de la trempe de Tahar Haddad, penseur qui a révolutionné le statut de la femme en Islam. Ici aussi, le penseur Ibn Khaldoun (13esiècle) a mis les jalons de la sociologie moderne et édifié la pensée contemporaine expliquant la « grandeur et décadence des nations ».  Contre vents et marées, la Tunisie a toujours su naviguer et prospérer grâce à la créativité de ses élites, à l’acharnement au travail et à l’intelligence collective de ses habitants, hommes comme femmes sur le même pied d’égalité.
Les politiques éducatives menées en Tunisie ont affranchi les esprits et permis notamment de libérer la femme du fardeau des traditions anachroniques et des valeurs surannées de l’islam conservateur et rétrograde. Les femmes tunisiennes sont aujourd’hui pilotes d’avion, ministres, chirurgiennes, PDG, leaders de parti, professeures universitaires partout dans le monde et particulièrement dans les prestigieuses universités nord-américaines. En Tunisie démocratique, les gouvernements sont élus et démis à l’aune de leurs compétences, intégrité. La démocratie tunisienne prend de la vigueur et il faudra attendre plusieurs décennies, voire des siècles pour voir de telles institutions émerger et s’implanter dans des pays autocratiques et où la religion est mêlée anarchiquement et monarchiquement dans toutes les affaires de l’État et tous les confins de la gouvernance du bien public.
Pour toutes ces raisons et pour bien d’autres, la Tunisie de l’après-2011 ne peut se pervertir et « vendre son âme au diable ». Elle ne peut aucunement céder au chantage mercantile, vénal et véhiculé par l’argent facile, acquis par les compromissions historiques et au prix des injustices cumulatives pénalisant systématiquement les «sujets» et les plus démunis. Déjà au 13siècle, Ibn Khaldoun a prévenu des méfaits que les conquérants arabes et leurs intentions invasives dans les pays de l’Afrique du Nord, fondamentalement peuplés par des Amazighes seront repoussées avec une noblesse d’âme et une résilience confirmée.
Cela dit, la Tunisie a montré depuis son indépendance sa capacité à promouvoir et négocier des partenariats codifiés par le pragmatisme de diplomatie de la realpolitik. Depuis la révolte du Printemps arabe, les institutions démocratiques mettent la Tunisie au premier plan de leur action : «Tunisia first», et ce pour ne rien céder aux hégémonismes peu avertis de l’ancrage social de la volonté démocratique et des spécificités anthropologiques de la Tunisie d’aujourd’hui.

*Ph.D et économiste universitaire

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