Par Hélé Béji
Wassila est née le 22 avril 1912. Elle a six ans quand le président Wilson déclare à la conscience du monde « la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes », huit ans quand son père M’Hammed Ben Ammar, avocat, figure sur la photo de la première délégation nationaliste qui présente ses doléances à Nacer Bey, à La Marsa en juin 1920, contre les abus du Protectorat. C’était la première formation du vieux Destour, avec à sa tête Abdelaziz Thâalbi, auteur du célèbre livre «La Tunisie Martyre», œuvre majeure de la première conscience nationale.

Hele Beji
Wassila avait un père qui l’adorait. Dès son plus jeune âge, il l’a élevée de manière plus moderne que sa mère, et la couvait plus que les autres enfants, car elle était de complexion fragile et souvent malade. Mais surtout, il l’éduquait comme un garçon libre et non comme une fille soumise, respectant sa volonté, la laissant se couper les cheveux courts à la mode Chanel de l’époque, porter des pantalons, des bérets, voyager en France, et bien entendu, sortir sans voile et aller à l’école. C’est probablement grâce à ce père qu’elle acquit cette assurance et cette confiance en elle qui, en plus de sa beauté, ont dû provoquer chez Bourguiba le coup de foudre qu’il se plaisait tant à raconter. Un mélange fait d’autorité naturelle, d’impertinence et de franchise. Pour ce futur héros politique qui voulait émanciper les femmes, où trouver une meilleure preuve vivante de liberté féminine qui confirmait ses thèses ? Elle lui révélait la vérité incarnée de l’égalité indiscutable des femmes.
Elle a neuf ans quand sera créé officiellement, en 1921, le parti qui s’appellera Destour et dont son père fut membre. Celui-ci était engagé politiquement, dans des missions réclamant plus de libertés publiques auprès des parlementaires français. Elle raconte que, « quand il tenait des réunions politiques à leur maison rue Boukhris, dans la médina, avec ses compagnons du Destour, il lui disait de se tenir derrière la porte pour bien écouter les discussions, afin de s’instruire en politique et de comprendre le monde. C’était de vrais cours de sciences politiques et de patriotisme, mais dont elle ignorait qu’elle rencontrerait, beaucoup plus tard, le destin en chair et en os, dans le regard étincelant d’un tribun hors-pair. Dès sa prime jeunesse, elle avait entendu, au contact de son père, les mots de «mouvement national», «patriotisme», «constitution», «séparation des pouvoirs», «peuple», «liberté», « égalité», «pétition», «protectorat», «résident général», «destour». Cette empreinte pédagogique à l’adolescence fut indélébile. Elle grandit dans l’atmosphère de la naissance de la modernité tunisienne, et elle aimera dire à Bourguiba plus tard, pour le taquiner : «Ce n’est pas toi qui m’as appris la politique, c’est mon père !».
Wassila a vingt ans quand meurt ce père bon et intelligent qu’elle vénérait. Alors, par un relais mystérieux de l’histoire, paraît en 1932 L’Action tunisienne, comme un écho renaissant du rêve de son père disparu. Le journal était dirigé par un jeune intellectuel, Habib Bourguiba, qui gagnera de plus en plus d’emprise au sein du Destour. Avec d’autres militants, il engagera la scission qui conduira à la création du Néo-Destour en 1934. Entre l’âge de vingt et trente ans, Wassila a dû vivre, comme tous les Tunisiens, dans les angoisses et les espoirs liés à la popularité de Bourguiba et à la dynamique nationaliste du Néo-Destour, et des répressions qui s’abattaient sur ses militants.
C’est à trente ans seulement qu’elle rencontre enfin celui qui, en entraînant derrière lui des milliers de gens de toutes conditions, allait l’arracher elle aussi à sa vie ordinaire, mais comme la lumière d’une comète qui n’était réservée qu’à elle seule. Elle vivait essentiellement, alors, sur la propriété agricole de son premier mari, Ali Ben Chedly, qu’elle travaillait comme une véritable fermière, conduisant le tracteur, achetant un troupeau, cultivant les céréales, vêtue d’une kachabiya, se plaisant dans sa condition paysanne, même si celle-ci était dure, à l’image des vies des petits propriétaires terriens joignant péniblement les deux bouts. Elle a toujours aimé la terre, l’agriculture, le contact de la nature dont elle a conservé le souvenir d’une vie saine, libre, bonheur simple qui correspondait à son tempérament joyeux et vivant. Elle y repensait toujours avec nostalgie. Elle faisait déjà partie des femmes qui aiment travailler par elles-mêmes, porter le poids des responsabilités matérielles et familiales, accroître leur bien-être et gagner leur autonomie sociale par rapport aux hommes.
La rencontre avec Bourguiba fut plus qu’une simple bluette romantique. Au-delà des circonstances d’un hasard sentimental ou privé, ce fut le signe d’un événement qui les dépassait tous deux, dans un moment historique exceptionnel où dominaient l’effervescence de la lutte contre le colonialisme, la naissance d’une passion commune pour le progrès, l’émancipation, la souveraineté nationale, le frisson de la patrie. Dès le début, leur couple cristallisa quelque chose d’inédit, d’unique et d’emblématique. Dans le contexte conformiste, étouffant, religieux, fanatique du monde arabe, ils ont incarné quelque chose de révolutionnaire, tant sur le plan privé que dans la vie publique.
Le souvenir de l’engagement destourien de son père n’a jamais quitté Wassila, et a dû augmenter ce sens de la politique qu’elle a admiré dans l’éclat brillant du génie avant-gardiste de Bourguiba. Bien qu’elle eût pris conscience assez vite que celui-ci était plus tourné vers l’autoritarisme, et même un volontarisme parfois brutal dans l’action, contrastant avec les manières plus souples et plus traditionnelles du Vieux-Destour, Bourguiba finit par lui démontrer, par sa force de persuasion, l’efficacité de sa méthode contre le colonialisme et l’occupation, à la fois mélange de négociation et de résistance populaire armée. En fait, elle avait vu que sa supériorité intellectuelle contenait déjà en germe un caractère dominateur dont il ne se départit jamais. Mais elle avait compris que son éloquence et son charisme sur les foules étaient promis à un grand avenir et à un rôle politique hors du commun.
Malgré sa lutte à ses côtés, Wassila n’en a pas moins gardé toute sa vie un penchant pour les mœurs douces et pacifiques liées à la tolérance paternelle, même si elles étaient considérées comme désuètes. Elle a montré à maintes reprises, durant son compagnonnage avec Bourguiba, sa vocation à rapprocher et à réconcilier plutôt qu’à éliminer. Elle avait sur lui une grande force d’apaisement. Elle avait elle-même certes des préférences et des adversaires, mais elle a toujours été farouchement opposée à toute forme de répression arbitraire. Sa personnalité était davantage tournée vers une tendance profonde à la civilité tunisienne, qualifiée de « bourgeoise », mais qui en réalité révélait la culture ancestrale de relations humaines fondées sur le pourparler, même dans les situations les plus conflictuelles, et sur une sainte horreur de la violence et des ruptures irrémédiables. Ce goût de paix dans l’action militante est un caractère universel des Tunisiens, dont elle a été une figure féminine lumineuse, et que Bourguiba a incarné aussi avec son talent diplomatique, dans son rapport avec la France en particulier, qu’il combattait sans haine et dont il louait les valeurs de culture et de civilisation. Ce fond civilisé du caractère tunisien a toujours été un barrage contre les tentations fascistes de certains courants politiques, liés au panarabisme, à l’islamisme et à leur contraire, le marxisme, dont Bourguiba détestait toute la gamme en bloc. D’ailleurs, dans toutes les attaques dont elle ou lui ont été l’objet, on peut aisément deviner les arrières-pensées d’une idéologie fasciste, sanglante et totalitaire.
Beaucoup de choses totalement fausses ont été écrites à son sujet, relativement à son « goût » du pouvoir, sans parler, dans la bouche d’universitaires «cultivés» des mufleries dignes de l’obscénité ignare des réseaux sociaux, quand la pulsion de calomnier donne à la lâcheté et au ressentiment l’illusion grossière de la notoriété. Mais pour ceux qui la connaissaient vraiment, à maintes reprises elle a montré qu’elle vivait le pouvoir comme une privation de son indépendance, de sa joie de vivre, de sa liberté d’expression et finalement comme une prison. Elle assumait ce rôle aride par dévouement pour Bourguiba. Elle détestait par exemple qu’on l’appelle « Majda » (littéralement « glorieuse » ou « prestigieuse ») et elle remettait à leur place les flagorneurs qui croyaient lui faire plaisir en lui attribuant ce titre qui l’énervait. Quand elle appelait quelqu’un au téléphone, elle se présentait par son simple prénom « Wassila » et elle ne disait jamais « Madame Bourguiba », encore moins « présidente ». Mais il y a, dans toutes les rumeurs qui ont circulé sur elle, un mélange de fascination malsaine pour les souverains, d’attraction ambivalente et frustrée, et de haine irrationnelle pour l’autorité naturelle d’une femme qui exerçait un ascendant incomparable sur un homme supérieur, à qui elle savait tenir tête, mais auquel personne ne résistait et que tout le monde craignait, dans un monde où peu de femmes osent sortir de leur rôle domestique, encore moins exprimer une pensée politique personnelle. À cause sans doute de l’histoire de sa relation extraconjugale avec Bourguiba au commencement, elle a dû subir les qu’en-dira-t-on, même après son mariage et durant toute sa vie officielle, de la part des bien-pensants, modernistes ou conservateurs, faux progressistes, juristes faquins, pédants sournois, médecins de cour, parjures, bigots patelins, bravaches de café, cabotins de culture, fiers-à-bras de théâtre qui ont fait d’elle la cible d’une « lapidation » morale qui ressemble fort à celle réservée, dans les bas-fonds obscurantistes du monde musulman, à la lapidation physique de la femme adultère.
Mais la personnalité de Wassila ne se laissait pas intimider, et révéla sa force d’insoumission et d’affirmation de soi, dans un climat où toute la classe politique tremblait devant un seul leader, le «Combattant suprême». Ce caractère féminin indomptable dont Bourguiba admirait la superbe, parce que justement elle était probablement la seule dans son entourage à ne pas le craindre, était encore perçu, par une société inhibée, comme une incarnation de l’insolence, de l’arrogance, et peut-être d’une certaine forme d’irréligion et de transgression pécheresse, insupportable aux hypocrites. Elle se distinguait par une hardiesse personnelle où brillait la franchise de ses propos, de sa liberté, de sa volonté, de son audace, de son humour.
L’histoire de la rencontre mythique entre Wassila et Bourguiba est aujourd’hui connue de tous. Le coup de foudre de Bourguiba pour son regard alourdi sous sa paupière est devenu célèbre, depuis le jour où il s’est trouvé par hasard en face d’elle, et que, dit-il, ce fut une apparition «dont la beauté et la distinction, étaient telles que j’avais peine à maîtriser mes émotions». C’était un jour où il rendait visite à des cousins chez qui elle se trouvait, alors qu’elle était vêtue, comme elle le raconte elle-même, d’une robe de chambre faite dans une bure militaire. Il y a eu aussi, ce jour-là, le fameux baisemain, signe de galanterie française encore inconnu en Tunisie et qui l’avait impressionnée, que Bourguiba lui prodiguait à chaque rencontre en guise d’hommage amoureux, tout cela dans une société encore profondément imprégnée de conservatisme familial et religieux. Dans cette relation inconcevable pour l’époque, compte-tenu de son statut de femme mariée et mère d’une fille, Nabila, l’idéal nationaliste fut étroitement lié à l’idéal de l’amour romantique. Des aspirations similaires du bonheur politique et du sentiment personnel se trouvèrent entremêlées.
Quand il l’épousa, Wassila avait cinquante ans, et déjà derrière elle une vie personnelle liée à la grande histoire. Sa vive intelligence, sa sociabilité, sa force de caractère, son anticonformisme, son enthousiasme sans faille pour la cause bourguibienne, pour sa pensée et sa vision, dont la popularité ne faisait plus de doute, ont toujours accompagné le grand homme même dans les moments les plus noirs. Elle l’avait considérablement soutenu durant toutes ses épreuves d’exil et d’emprisonnement, dont leur correspondance privée fait foi. Elle n’avait cessé de militer à ses côtés en y entraînant toute sa famille, aussi bien dans la clandestinité qu’au grand jour, malgré la désapprobation de sa mère quand elle divorça de son premier mari. Finalement, après des rebondissements parfois dramatiques et déchirants, Bourguiba parvint à ses fins et il épousa Wassila en 1962.
La fascination qu’elle avait pour son génie et l’admiration qu’elle avait pour lui n’avaient d’égal que l’ascendant moral que son charisme féminin et la hauteur naturelle de son caractère, dégageaient. Il est évident que la personnalité souveraine de Wassila a joué un rôle incontestable dans la prise de conscience, par Bourguiba, de la puissance des femmes dans la vie sociale et publique, et de leur égalité morale et intellectuelle avec les hommes. Wassila, quand il l’a connue, était déjà une femme libre à laquelle le moule paternel sans entraves avait donné cette aisance physique et morale, que le temps transmue en saisissante présence. La véritable gloire de Bourguiba est d’avoir compris cela tout de suite, et d’avoir eu le courage de donner à cette évidence la force irréversible de droits fondamentaux. Ils incarnaient tous les deux un couple libéré des préjugés religieux, de l’obscurantisme, des dogmes archaïques, des interdits hypocrites et ont été le modèle dominant des premiers droits civiques dont devaient bénéficier toutes les femmes tunisiennes, et que Bourguiba, libre-penseur, a inscrits dans un code indélébile. C’est probablement là que s’est forgée la matrice originelle de l’émancipation des femmes tunisiennes, non contre les hommes mais avec leur amitié entière. C’est grâce à Wassila qu’une loi sur l’adoption, unique dans le monde arabe, avait été votée, qu’elle a voulu appliquer dans sa vie personnelle pour donner l’exemple, en faisant adopter par leur couple une petite fille, Hager.
Bien que profondément traditionnelle dans sa vocation maternelle et familiale – le dévouement qu’elle a gardé à l’égard de son premier mari Ali Ben Chedly n’a jamais faibli malgré leur divorce – Wassila avait toutes les qualités d’une femme moderne dont l’autonomie et les actes n’étaient délégués à personne. Elle était jalouse non de ses prérogatives de présidente, mais de celles de sa liberté de jugement et de conscience. Mais cela ne l’empêchait pas d’appartenir, par sa généalogie, à la civilisation musulmane, et de rendre à sa religion de multiples dévotions en faisant de nombreuses fois le pèlerinage à La Mecque. Elle était vénérée dans le monde arabe et musulman, où elle a noué de prestigieuses et fidèles amitiés, au Moyen-Orient comme en Afrique du Nord. N’oublions pas que son père avait été formé à la Grande mosquée de la Zitouna, et que son libéralisme se conciliait avec l’attachement aux beautés de son culte. Mais cette culture, dont Wassila a hérité, était fortement habitée chez elle par le refus du fanatisme et de l’obscurantisme. Politiquement, elle était très proche de Bourguiba dans ses thèses contre le panarabisme, l’intégrisme religieux et toute forme d’idéologie totalitaire.
Contrairement à une vue superficielle de la réalité, l’influence qu’elle avait auprès de Bourguiba s’élargissait à l’attrait qu’elle exerçait sur toutes les grandes personnalités qu’elle a côtoyées, aussi bien à l’étranger que dans son pays. Son rôle a toujours été perçu par les observateurs cultivés et intelligents, comme un enrichissement sensible et raffiné du pouvoir présidentiel, et une atténuation du caractère trop autoritaire de Bourguiba, dont elle calmait souvent les rigueurs et les décisions absolutistes, lorsqu’elle essayait d’apporter un point de vue moins sévère, plus indulgent et bienveillant à l’égard de ses adversaires politiques, même les plus acharnés.
À plusieurs reprises, elle avait joué un rôle déterminant dans le dénouement de certaines crises, par exemple quand elle s’était opposée au projet d’union entre la Tunisie et la Libye en 1974. Au cours des événements tragiques du Jeudi noir le 26 janvier 1978, il était clair que Wassila avait pris le parti de la Centrale syndicale d’Habib Achour et qu’elle avait été bouleversée et révoltée par la répression sanglante. Lors des émeutes du pain en janvier 1984, elle était intervenue passionnément auprès du président pour sauver la tête des adolescents qu’il voulait condamner à mort. Elle est intervenue à plusieurs reprises aussi pour faire libérer des prisonniers politiques de gauche, en particulier le groupuscule marxiste emprisonné à Borj El roumi.
Son engagement indéfectible à l’égard des Palestiniens lui a permis de persuader Bourguiba de leur offrir l’asile en Tunisie, ainsi qu’à Yasser Arafat, chef de l’Organisation de Libération de la Palestine, dont elle était très proche, après leur évacuation de Beyrouth et leur errance au Moyen-Orient où personne, dans le monde arabe n’avait accepté de les accueillir, jusqu’à ce qu’elle aille elle-même les recevoir au port de Bizerte, où la foule est allée les acclamer, en 1982. Mais elle ne s’est jamais dérobée au devoir de protection de la communauté juive de Tunis, qu’elle prenait sous son aile chaque fois qu’il y avait des troubles liés à la question israélienne, et surtout pendant les émeutes de 1967 et les relents d’antisémitisme.
C’est sans doute au cours des différentes crises liées à l’absolutisme grandissant du régime qu’ont commencé à apparaître les premières fissures dans la complicité politique entre Bourguiba et Wassila. En réalité, elle a joué un rôle protecteur à son égard, mais elle ne l’entretenait pas dans son hostilité à l’égard des opposants. Au contraire, elle aurait voulu qu’il fût davantage à l’écoute des dissidents du Parti quand ceux-ci fondèrent le journal Erraï et plus tard Démocratie. Elle avait essayé de jouer un rôle conciliateur dans la scission qui commença au congrès de 1971, et qui conduisit à une séparation et à la création d’un nouveau parti, le MDS, Mouvement démocrate socialiste, à la fin des années 70. Bien que n’étant pas parvenue à convaincre Bourguiba de la nécessité de cette démocratisation du parti, elle obtint pour eux l’autorisation de publier leurs journaux, Erraï et Démocratie, grâce en particulier à Hassib Ben Ammar et Radhia Haddad, qui en étaient les membres fondateurs. Auparavant, dans les années 60, en dépit de la rupture entre Bourguiba et le grand syndicaliste Ahmed Tlili, à cause de la fameuse et splendide Lettre à Bourguiba, dont elle a été l’émissaire, elle a défendu ce militant avec ardeur et a gardé pour lui un indéfectible attachement, l’a soutenu jusque dans son exil, en protégeant sa famille et ses enfants durant son absence jusqu’à sa mort, et même bien au-delà.
En fin de compte, et pour briser les stéréotypes à son sujet, Wassila aura eu moins d’influence qu’on ne croit sur la pensée destourienne de Bourguiba qui, au fond, n’accepta jamais une remise en question du mono-partisme et l’existence légale de l’opposition. Peu à peu, le commerce insoumis de Wassila avec les opposants à Bourguiba, a fini par créer des tensions entre eux, surtout après la publication de son grand entretien dans le magazine Jeune Afrique, sur la nécessité d’une réforme démocratique par le choix de modifier la Constitution, afin d’éviter une guerre fatale de succession qui avait commencé depuis l’affaiblissement de Bourguiba dans la maladie (Jeune Afrique 28 février 1982).
Hélas, après le départ volontaire de Wassila du palais et son exil, au lieu d’un hommage attendu et d’une réédition de ce témoignage capital en faveur d’une démocratisation future de la Tunisie, au lieu que ce magazine dont elle défendit maintes fois le directeur, contre Bourguiba lui-même, rapppelât aux lecteurs le courage inouï d’une femme dont la parole publique lui valut la colère de son époux, jusqu’au dénouement que l’on sait, ce cher « ami »Ben Yahmed préféra comme preuve de son « amitié » sonner la charge de la « répudiation » et de la « lapidation », les jets de pierres et de fange où se pourlèchent les canines des mégères et des misogynes, le clabaudage de la bêtise, la traîtrise de « féministes » qui se pâmaient dans son antichambre présidentielle au temps de sa grandeur, les potinages des mythomanes, sous les jappements de la meute glapissante derrière le grognement d’un petit roquet hargneux. Elle entama alors un procès à Paris contre le magazine pour diffamation, qu’elle gagna et où il fut condamné.
Mais elle avait un rayonnement et une notoriété au-delà des frontières tunisiennes, qui lui ont permis de trouver de multiples soutiens, et de mesurer la loyauté de ses vrais amis et des pays frères, surtout dans le moment de sa disgrâce. Elle incarnait elle aussi l’intelligence tunisienne dans sa relation avec les grandes puissances, et la place exemplaire de la Tunisie dans la culture mondiale, à travers la victoire du féminisme dont elle était l’ancrage à la tête de l’État. Elle a ajouté, au modèle de développement de la Tunisie pour le tiers-monde, une symbolique féminine rarement visible au sommet des Etats nouvellement indépendants. Simone Veil, aujourd’hui inhumée au Panthéon, la considérait comme une semblable et l’appréciait beaucoup.
Dans les années du déclin de Bourguiba, contrairement à ce qui a été dit, celui-ci ne l’a jamais répudiée. C’est elle qui a quitté Carthage, abandonnant palais, prestige, privilèges, pouvoir, titre, Etat ! Car elle avait perdu le sens essentiel de sa mission, et le ressort de son devoir, protéger l’image et la dignité de Bourguiba, contre sa déchéance politique, le voyant sombrer dans des errements qui ne correspondaient plus à son génie profond, et dont elle ne supportait plus l’action destructrice de l’entourage sur l’intelligence du grand homme, qui ne s’appartenait plus. Elle savait en partant qu’elle mettait en péril sa propre famille, et sa propre personne. Elle en accepta les risques, et son exil fut suivi, contre ses proches, de rétorsions, menaces, harcèlements, chantages, interdictions de voyage, radiations universitaires, retraits de passeports, emprisonnements, etc. Mais elle affronta tout, car elle ne supportait plus d’être le témoin de cette conspiration infamante contre le prestige et l’image de Bourguiba. Après son départ, fâché et mortifié de ne pas la voir revenir, celui-ci entama alors une procédure de divorce pour abandon du « palais » conjugal qui, d’ailleurs, n’aboutira jamais.
Peut-être était-il apparu alors à Wassila, plus clairement que jamais, qu’il y avait dans le régime du parti unique de Bourguiba, une réalité répressive qui lui a toujours pesé mais contre laquelle en fin de compte elle n’a pas pu faire grand-chose, et qui a été la cause du déclin et de la destitution de son leader. Malgré son dévouement, sa fidélité et sa loyauté à Bourguiba, la nature d’un régime autocratique où elle étouffait ne correspondait pas à la personnalité d’une femme profondément libérale et tolérante, qui avait compris que le processus de l’émancipation populaire deviendrait un jour irréversible.
En quittant délibérément le palais de Carthage, elle a ainsi révélé que sa véritable vocation n’était ni l’exercice ni l’appétit du pouvoir, mais l’abnégation envers la pensée politique et l’œuvre de Bourguiba dans sa vision historique originelle, et sa capacité unique d’anticipation de la modernité. D’une certaine manière, beaucoup de réformes d’avant-garde contre les préjugés religieux, les superstitions et l’ignorance n’auraient sans doute peut-être pas été amenées avec le même succès et la même détermination, si elle n’y avait pas apporté son appui acharné, son exemple et avec elle, celui de toutes les femmes tunisiennes.
Après le 7 novembre 1987, elle rentre en Tunisie en quittant son exil en France, où elle avait été soutenue par de nombreuses personnalités politiques de premier plan, ses amis français, algériens, palestiniens, et arabes en général. Elle retrouve alors chez elle, dans la sérénité, sa vie de grand-mère et de citoyenne ordinaire. Elle était redevenue la femme simple, rieuse, active et sociable qu’elle n’avait jamais cessé d’être au fond de son cœur. Quelques semaines avant sa mort, le président Ben Ali eut le geste de lui restituer son passeport diplomatique, qu’il lui fit remettre à Paris par le Consulat. Elle ne s’y attendait pas. Elle n’avait rien demandé. Elle l’ouvrit, étonnée. A la rubrique « Profession », ses yeux tombèrent sur le mot « Militante ». Elle le lut, le relut, le regard soudain brouillé, et ce furent les dernières larmes de joie qu’elle versa sur cette terre. Elle disparut le 22 juin 1999, sans jamais avoir accepté de revoir Bourguiba, ni acquiescé à sa demande en annulation de divorce et en remariage. Mais cette distance, par-delà la séparation, lui a dicté de tenir toujours à son égard des propos d’une grande dignité et d’une grande vénération. Elle connaissait son œuvre, elle l’honorait, elle y avait contribué et elle ne l’a jamais reniée. Au contraire, elle lui a apporté la touche esthétique, sensible, humaine, généreuse qui était la sienne et qui souvent manque aux grands hommes qui ont exercé sur leurs semblables une domination sans partage, et parfois sans merci. En le quittant, elle lui donnait raison, en lui apportant la dernière preuve que la liberté d’une femme protégeait la gloire d’un homme.
Elle lui avait conseillé à plusieurs reprises, depuis qu’il était tombé malade, de se retirer et de quitter le pouvoir. Elle rêvait qu’il partît en beauté, comme elle disait, et qu’il restât le père spirituel de la nation. Elle considérait que personne n’avait travaillé pour son pays autant que lui et qu’il méritait de se reposer. Elle était parfaitement lucide et savait que l’âge, l’épuisement, la maladie, l’usure du pouvoir, auraient fini par avoir raison de son discernement et de sa raison. Elle savait qu’il n’avait pas d’égal, mais elle savait aussi que la « présidence à vie » précipiterait sa fin. Peut-être, malgré la séparation finale, avait-elle gardé dans son esprit l’ineffable vérité de leur histoire, que nous retrouvons comme une promesse indélébile, dans les mots bouleversants qu’il lui avait écrits le 5 janvier 1953, depuis sa prison de La Galite :« Quel que soit le sort qui m’attend, quelle que soit la résidence qu’on m’assignera, fût-elle au bout du monde, en Corse, à Madagascar ou à Haïti, quel que soit le temps qui me reste à vivre, je t’aimerai de toute mon âme… jusqu’à mon dernier soupir, et le dernier battement de mon cœur sera pour toi. Voilà ce qui me soutient et me réconforte et me donnera la force de tenir le coup et de sauver mon honneur, l’honneur de la Tunisie. »
La Galite – 5 Janvier 1953
Hélé Béji