Pendant près d’une heure, le Chef du gouvernement, Youssef Chahed, s’est livré à un oral dans lequel il a défendu le bilan de son gouvernement et il a, une fois encore, réglé ses comptes avec le président auto-proclamé du bureau politique de Nidaa Tounes, Hafedh Caïd Essebsi. Dans son entretien télévisé accordé à Attessia TV ce vendredi 21 décembre 2018, le Chef du gouvernement a aussi été interrogé sur ses liens tendus avec le président de la République, Béji Caïd Essebsi, la conjoncture économique, ses liens avec Ennahdha, ou encore le projet politique qu’il serait en train de préparer.
« Quand le FMI entre dans un pays, c’est que ça va mal »
S’il a tenté de fournir des réponses concrètes et chiffrées en abordant le contexte économiques du pays, Youssef Chahed a usé de beaucoup d’esquive et de réponses diplomatiques sur les questions politiques. Interpellé, au départ, sur la dernière attaque terroriste ayant coûté la vie à Khaled Zoghlami, Youssef Chahed a assuré que la famille sera dédommagée. « Nous gagnerons contre le terrorisme. C’est une guerre continue. C’est notre choix et c’est pour cela que nous avons réservé 6000 MDT en 2019 pour la lutte contre ce fléau », a-t-il déclaré.
Sur le plan économique, il a concédé que la situation est difficile, et ce, rappelle-t-il, en raison d’une situation d’ores et déjà compliquée à son arrivée en 2016. « Nous avons réduit le déficit budgétaire à 4,7% en 2018 alors qu’il était de 7% en 2016. C’est notre priorité. Concernant le prêt du Fonds Monétaire International (FMI), il sera remboursé en 2020. Il faut savoir que si le FMI entre dans un pays, c’est que ça va mal. Nous devons commencer par stopper l’hémorragie des finances publiques et nous y arriverons. Sans les efforts que nous avons fait au niveau du déficit budgétaire, nous aurions pu enregistrer une inflation à 10% », a-t-il indiqué.
750 MDT pour aider les familles démunies
D’un autre côté, le Chef du gouvernement a assuré qu’aucune hausse d’impôt ne sera pratiquée en 2019. Il souligne que tout le gouvernement est mobilisé pour lutter contre la hausse des prix et les monopoles. En 2019, il se concentrera sur la lutte contre l’inflation et il annonce qu’il viendra en aide aux familles les plus démunies.
Dans ce cadre, 750 MDT seront débloqués en 2019 pour les soutenir. Ils profiteront également, rappelle encore Youssef Chahed, de 600 000 cartes de soins. « Nous travaillons sur un système de sécurité sociale qui profitera à 900 000 familles aux revenus limités. Dans ce cadre, un revenu minimum de 180 TND sera assuré. Nous savons que ce n’est pas assez, mais c’est ce que l’Etat est capable de faire. Les retraités vont également en profiter », a-t-il indiqué.
Au sujet du report de l’impôt sur les grandes surfaces, Youssef Chahed a souligné que la mesure vise à lutter contre l’inflation : « toute hausse d’impôt implique une inflation. Nous ne travaillons pas pour les lobbys. Nous accuser de la sorte relève du populisme. J’ai suivi les discussions à l’ARP. Certains n’ont malheureusement pas compris la situation », a-t-il dit.
Dans ce même contexte, le Chef du gouvernement s’est adressé à ceux qui affirment que le gouvernement ne fait qu’appliquer le programme du FMI : « qu’ils disent ce qu’ils veulent. C’est l’opposition qui n’a pas de vision. La nôtre consiste à lutter contre la hausse des prix et à améliorer les services publics. 4000 médecins tunisiens ont quitté le pays, c’est pour cette raison que nous envisageons d’en recruter en 2019 ».
« Travaillez, et l’État vous donnera ! »
L’autre sujet sur lequel il a été interrogé et sur lequel il s’est montré plutôt avare en réponses : la grève générale dans la fonction publique du 17 janvier 2019. « Quand on parle de hausse de salaires, nous devons aussi parler de hausse de la productivité. Nous devons, de ce fait, changer de mentalité et nous remettre au travail. Les négociations se poursuivent avec l’UGTT. Nous espérons pouvoir trouver une solution. Travaillez, après l’État vous donnera. Si j’avais le pouvoir de donner à chacun ce dont il a besoin, je l’aurais fait », a-t-il lancé.
D’autre part, le Chef du gouvernement a fustigé le blocage qui marque l’achèvement des grandes réformes. « Plus de 20 projets de loi sont bloqués à la commission des finances. Concernant les grands projets, nous avons dépassé plusieurs obstacles. Le RFR sera inauguré en 2019. Quant au port d’Enfida, ses travaux démarreront en 2019. Il va permettre de créer des emplois. Idem pour le champ pétrolier Nawara qui sera inauguré en juin 2019. Il permettra de produire 20 000 barils par jour », a-t-il expliqué.
« La relation avec le président de la République a changé »
Sur le plan politique, le Chef du gouvernement a été interpellé sur plusieurs sujets : l’Instance Vérité Dignité (IVD), ses liens avec Ennahdha, les tensions avec le président de la République, ses liens avec Nidaa Tounes et son projet politique. Tout d’abord, Youssef Chahed considère que la justice transitionnelle n’a pas atteint ses objectifs. « Il n’y a pas eu de conciliation. L’échec s’explique par le fait que l’affaire a été politisée, d’autant plus que la présidente de l’IVD ne constitue pas un personnage consensuel. Il est possible qu’un projet de loi soit élaboré pour que la justice transitionnelle atteigne ses objectifs », a-t-il expliqué.
Au sujet d’Ennahdha, Chahed a assuré que son gouvernement n’est pas celui d’Ennahdha. Ce sont les urnes qui ont amené Ennahdha au pouvoir. « J’appartiens à la famille progressiste. Ce n’est pas aujourd’hui que je vais changer. Celui qui ne veut pas gouverner avec Ennahdha, il n’a qu’à la battre lors des prochaines échéances électorales. Quant à moi, je suis un démocrate », a-t-il souligné.
Il s’est montré, d’un autre côté, un peu plus tendu lorsqu’il a été interpellé sur ses liens avec Béji Caïd Essebsi. Au départ, Youssef Chahed s’est contenté d’une réponse classique et diplomatique : « aucune tension, le président est un homme d’État et nous travaillons dans le cadre de la constitution ». Boubaker Ben Akecha a néanmoins tenu bon sur cette question, ce qui a un peu irrité Youssef Chahed qui ne l’a pas ouvertement montré. « La relation avec le président de la République a changé [depuis l’allocution contre Hafedh Caïd Essebsi] », a-t-il fini par admettre. « J’ai informé le Chef de l’État au sujet de mon déplacement en Arabie Saoudite. Concernant le dîner avec le président sénégalais, il existe bien une tension, mais pas entre le président de la République et moi », a-t-il encore dit, sans aller plus loin.
« La Tunisie a besoin d’une nouvelle dynamique politique »
« De quel Nidaa Tounes parlez-vous ? », a lancé Youssef Chahed lorsqu’il a été interrogé sur son appartenance politique. Le parti, selon lui, a été détruit par Hafedh Caïd Essebsi. « Tout le monde le sait : cet homme a détruit le parti. Il veut gérer l’État comme si c’était sa propriété privée. Je continuerai à lutter contre cela. La direction actuelle de Nidaa Tounes ne représente pas ceux qui ont milité au début. Vous pensez qu’il y aura un congrès ? Ce ne sont que des histoires ! », a-t-il encore lancé.
Au sujet d’un éventuel parti politique, Youssef Chahed a affirmé que la Tunisie a besoin d’une nouvelle dynamique. « Nous devons nous rassembler. J’appelle les démocrates et les progressistes à créer cette dynamique. Nous ne devons pas refaire les même erreurs. Un parti politique ne saurait être constitué autour d’une seule personne (une pique à Nidaa Tounes et au leadership de Béji Caïd Essebsi). Nous devons faire appel aux compétences, mettre fin à la corruption et travailler dans le cadre d’un projet », a-t-il expliqué.
Le Chef du gouvernement a, à la fin, été interrogé sur son ambition pour 2019 : « ça ne m’intéresse pas et je n’y pense pas. Je ne peux pas penser à cela sachant que j’ai d’autres préoccupations », a-t-il déclaré.
Des points d’interrogation
Pourtant très attendue compte tenu de la complexité de la conjoncture politique, économique et sociale, l’interview du Chef du gouvernement nous laisse encore sur notre faim à bien des égards. Tout d’abord, Youssef Chahed n’a abordé que sommairement les mesures sociales, sachant que Mohamed Trabelsi, ministre des Affaires Sociales, a annoncé que des mesures d’envergure seront annoncées avant la fin de l’année.
Sur le plan économique, aucune solution n’a été annoncée pour régler, à titre d’exemple, la problématique de la dégringolade du dinar. Il a certes, annoncé que l’accent sera mis sur les exportations et la digitalisation de l’administration pour booster l’investissement, mais le dinar reste le grand absent du volet économique de l’interview de Youssef Chahed.
Sur le plan politique, nous avons assisté à un énième règlement de compte avec le président auto-proclamé du bureau politique de Nidaa Tounes, alors que le tunisien s’attendait plutôt à voir le chef du gouvernement s’étaler sur des sujets qui touchent davantage sa vie quotidienne, chose qui a été faite au début de l’interview, mais sous forme d’un rappel du bilan 2018 et des quelques mesures qui seront prises en 2019. Sur son projet politique, là encore, c’est plus ou moins flou : nous ignorons si Youssef Chahed prendra sa tête en restant à la Kasbah ou en quittant le pouvoir. Il existe, en d’autres termes, encore beaucoup de points d’interrogations.