Youssef Seddik: Je me mêle de ce que je regarde

 

L’engouement pour les « parcours de vie »

Je me mêle de ce que je regarde

Presque toujours et à tous les coups (coups bas, francs ou « coup pour coup ») toutes ces publications  tombées sur les étals des libraires dont les auteurs se souviennent de leur vie, de leur itinéraire sur la voie du politique, de leurs nostalgies et autres regrets, presque toujours le bouquin, généralement un vrai pavé, me tombe des mains et je ne peux en terminer le premier quart. J’attends alors que les médias relèvent sur manchettes, entrefilets ou flaches ce que j’aurai éventuellement « manqué ». Tout compte fait, peu de choses, une fois l’ouvrage sous la trappe de l’oubli.

J’aimerais dans cette chronique parler d’une heureuse exception, le livre d’un parcours de vie vraiment pas comme les autres, pas comme tous ceux parus dès la chute de la dictature et qui sentent fort l’autojustification tardive, l’auto-purification désespérée ou la volonté de rebondir avec l’angélisme du revenant qui se croit nouveau-né.

L’ouvrage s’intitule précisément Parcours de vie (Editions L’Or du Temps Octobre 2013). Plumes blanches et sans prétentions emphatiques, tout juste agréablement lisible, là où la fluidité quasi « aquatique » fait oublier au lecteur qu’il s’agit de textes à déchiffrer, à en méditer les dessous ou les possibles allusions ou tours de style ou non-dits déguisés en allégories. Rien de cette rhétorique, celle habituellement de l’écrivain des journaux dits «intimes», des confessions et des autobiographies, « prétoires de vie » où le personnage-titre est juge et partie. On lit « Si » Mohamed Kraïem comme on écoute un long témoignage chuchoté rien qu’à l’oreille de celui qui a vite oublié qu’il parcourt lignes, paragraphes et pages imprimées ! Et on colle aux propos comme on se laisse docilement habiter par la voix d’un captivant conteur… 

Mais gardez-vous de penser, de supposer ou de craindre en abordant ce livre que si le « conte est bon », il n’en serait rien que divertissement : Parcours de vie est l’un de ces prodigieux documents sur une longue période de notre histoire proche et immédiate décrite comme par une scrupuleuse caméra douée d’une très haute résolution, celle d’une incroyable mémoire que l’auteur maîtrise, empêchant qu’elle prenne d’assaut les faits et les événements narrés, qu’elle les recouvre d’une trombe de confusion grâce à de fines écluses, d’astucieuses dérivations, des déclives d’humour ou de croustillants détails anthropologiques sur Kerkennah, le fier archipel natal des Kraïem, des Hached, des Achour et des Jrad… 

Mais si l’auteur est d’abord et avant tout une figure de proue du prime syndicalisme tunisien, s’il a été le Secrétaire général de relève, immédiatement après le meurtre du premier bâtisseur, le grand Hached, s’il a été l’artisan de l’homogénéité du mouvement des travailleurs quand il a rectifié l’approche trop « sudiste » de Mohamed-Ali El Hammi par l’accueil d’un notable tunisois « beldi » comme le Cheikh Fadhel Ben Achour, s’il a été tout cela pour le syndicalisme, il n’en a pas été moins un homme d’État. Et il le « raconte » dans Parcours de vie avec un feutré de style calme et dépouillé de cet orgueil qui aurait pu paraître au lecteur si légitime. Ainsi, par exemple, sa décisive contribution à l’organisation, en 1954, du congrès de Sfax qui a scellé définitivement la jonction de la lutte syndicale et de la lutte politique pour la libération nationale. Ainsi, autre exemple, son judicieux stratagème pour faire « évader» Ahmed Tlili, pendant que toute la classe politique se trouvait occupée aux obsèques de Taïeb Mhiri… Ainsi, encore, un autre exemple enfin, pour ne s’en tenir qu’à cela dans cette courte présentation, son opposition à la nomination de Zine El Abidine Ben Ali au poste de ministre de l’Intérieur, en 1985, qui lui a valu, dès « le changement », de fiévreuses tentatives pour le salir, toutes enterrées faute de la moindre preuve, du moindre indice. Cet homme a eu, à l’orée de ces 80 ans, un accident cardiaque nécessitant son transfert à l’étranger et qui a dû emprunter pour s’assurer voyage et soins ! 

À lire avec gourmandise cet ouvrage et à savourer entre, autres friandises, ce passage, vrai conte de fée, quand, en 1972, l’avion de Mohamed Kraïem (Addis-Abeba-Tunis) a crashé. Seulement 7 survivants ! Cinq étrangers et deux Tunisiens : lui-même et son épouse. Secrètement Bourguiba en avait une jalousie de gamin… « C’est la bonne providence divine, lui disait M. Kraïem… ». Et à Bourguiba de répondre un tantinet mauvais joueur : « Ce n’est que pur hasard ! ».

 

Y. S.

 

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