Ridha Lahmar
Pourquoi créer une zone franche en plein désert, à 11 km de la frontière libyenne, en dehors de la ville de Ben Guerdane, là où il n’y a aucune infrastructure urbaine ?
Quels sont les facteurs de succès de ce projet qui implique des investissements publics et qui a pour objectifs la création d’emplois et l’animation de l’économie régionale ?
Toute la zone frontalière de Ben Guerdane et du point de passage de Ras Jedir sont le théâtre d’un flux commercial quotidien intense dans les deux sens avec un volet légal visible qui n’est que la partie émergée d’un iceberg dont la partie invisible est beaucoup plus importante, car il s’agit de contrebande et de commerce illégal : la zone franche est-elle en mesure de le faire disparaître sinon de le réduire ?
Une étude de faisabilité intégrale
On entend parler d’un projet de zone franche à Ben Guerdane et éventuellement près de Kasserine du côté de la frontière algérienne depuis plus de dix ans, sans qu’il y ait une avancée en la matière.
Or le ministère du Commerce et de l’artisanat, après avoir procédé à une consultation, a confié à la SERAH l’étude du projet, c’est un bureau d’études doté d’une expérience de quarante ans et qui a fait ses preuves en matière d’études économiques, sociales, bâtiment, infrastructures, aménagement du territoire et environnement. Il est doté de plusieurs ingénieurs et chercheurs universitaires.
L’étude de faisabilité technico-économique pour la création de cette zone franche commerciale et logistique, y compris l’aspect institutionnel et juridique a été menée par toute une équipe de chercheurs durant plus d’un an sous la direction de Jaafar Laouani, ingénieur en génie civil et directeur-adjoint de SERAH, qui a bien voulu nous communiquer toutes les informations concernant cette étude.
Il s’agit d’un document détaillé de 70 pages avec annexes sous forme de tableaux et illustrations, établi en juin 2014.
Un comité de pilotage formé de plusieurs hauts fonctionnaires appartenant à plusieurs départements a veillé sur l’avancement des travaux procédant à des évaluations au cours de l’étude et a fini par la valider, en attendant la phase ultérieure à savoir la mise à exécution.
Les termes de référence de l’étude étant de booster les activités économiques dans la région, de créer des emplois sur place, de capter une partie des flux commerciaux qui transitent par la région parmi les échanges entre les deux pays dans les deux sens car nous sommes sur le corridor le plus intense du pays celui du passage de 2 millions de visiteurs libyens chaque année.
Les chercheurs ont travaillé à partir de rien : enquêtes faites sur place, entretiens avec les différents acteurs du commerce entre les deux pays, les institutions officielles, les sondages auprès de la société civile, les études sur les usages et procédés en matière de zones franches dans plusieurs pays.
Plusieurs objectifs directement visés
Il s’agit de créer un projet régional structurant susceptible de focaliser et d’attirer investisseurs et activités commerciales et de logistique en relation avec la proximité de la frontière libyenne.
C’est une opération d’aménagement du territoire dans une région désertique et sans ressources naturelles à exploiter et à mettre en valeur sur place.
Implanter une plate-forme économique avancée est un challenge, un défi à relever pour lequel il importe de ménager toutes les conditions de réussite.
La zone franche de Ben Guerdane a été conçue comme une zone commerciale et de logistique avec tous les services nécessaires qui conviennent aux résidents, aux visiteurs et aux professionnels de la zone, y compris les activités administratives et financières officielles.
Autrement dit, les activités de manufactoring, transformations à caractère industriel ou artisanal, ne sont pas prévues pour le moment.
Il faut dire qu’il n’y pas de matières premières, ni de ressources naturelles susceptibles de faire l’objet de transformation artisanale ou industrielle sur place.
Typologie des acteurs économiques dans la région
Les entreprises et les acteurs du commerce transfrontalier, qu’il soit légal ou clandestin, ont fait l’objet d’une analyse et d’une classification, afin de concevoir les activités et les composantes du projet de zone franche.
Il y a les industriels tunisiens attitrés de l’agro-alimentaire, des matériaux de construction etc, comme Délice, SOMOCER, Poulina, cimentiers, briquetiers,… qui s’adonnent à un commerce régulier dense et officiel avec déclarations douanières et documents à l’appui qui disposent de bureaux de représentation sur place.
Il y a les sociétés commerciales et industrielles tunisiennes qui font des “coups” en Libye : en ce sens qu’ils exploitent des opportunités qui se présentent sans avoir de représentation commerciale permanente sur place.
Il s’agit d’activités sporadiques qui méritent un poste avancé tout près du marché libyen pour économiser les délais de livraison et mieux profiter des opportunités qui pourraient se présenter.
Il y a les gros bonnets du commerce clandestin, les grossistes qui financent et organisent les opérations de contrebande en procédant aux traversées clandestines de la frontière, dotés de camions et de 4×4. C’est une classe qui n’est pas intéressée par la zone franche dans un premier temps, tant que la corruption est possible et tant que leurs affaires prospèrent.
Il y a “les petits distributeurs” du commerce parallèle qui font les détaillants de la contrebande et qui réalisent de petites opérations, de quoi empocher à titre de bénéfices, 400 D nets tous les deux jours, pour fixer les idées.
Ils prennent quand même de gros risques et seraient tentés par des emplois stables et sécurisés, même s’ils étaient nettement moins bien payés.
Ils sont donc intéressés par la création de la zone qui permettra en quelque sorte de “blanchir légalement” leurs activités.
Pourquoi une zone franche à Ben Guerdane ?
La région de Ben Guerdane est une zone frontalière limitrophe de la Libye traversée par des flux commerciaux intenses, légaux et illégaux sans qu’il y ait un impact sensible sur l’économie de la région.
C’est aussi un corridor emprunté par 2 millions de visiteurs libyens chaque année sans grand profit pour les habitants de la région.
Il faudrait créer une plate-forme d’ancrage pour attirer et retenir acteurs et activités économiques, services sociaux, fixer institutions financières et administrations.
Pour cela, il est non seulement nécessaire d’instaurer un statut douanier particulier et privilégié à la zone, mais aussi d’y implanter infrastructures et superstructures pour abriter les activités commerciales et logistiques, ainsi que les services publics et privés nécessaires au bon fonctionnement de la zone.
L’idée sous-jacente véhiculée par les promoteurs de la zone franche est la maîtrise, sinon la réduction de l’activité de contrebande dans la région en proposant une alternative aux habitants.
Quelles sont les composantes majeures de la zone ?
Il y a d’abord la zone logistique pour les importations et le transit. Elle se compose d’une plateforme pour l’entreposage des conteneurs et unités roulantes à l’air libre : aire de stationnement et aire de chargement-déchargement. Ainsi que des entrepôts fermés et des ilots d’entrepôts à construire par des opérateurs externes.
Ensuite la zone commerciale composée de boutiques pour la vente de marchandises détaxées (maximum : 1200 dollars voyageurs) ainsi que les services d’accueil pour les visiteurs.
Il s’agit de trois parties distinctes : des bâtiments pour abriter les services de douane, police, hygiène et sécurité, laboratoires de contrôle ainsi que le siège de la compagnie concessionnaire de la zone.
Un centre commercial Duty-free avec espace ludique, animation touristique et un supermarché. Un centre médical important type polyclinique destiné à la clientèle libyenne.
La troisième zone est dédiée aux activités logistiques et de commerce pour l’exportation..
Il s’agit d’entrepôts pour les produits non périssables, d’entrepôts frigorifiques pour l’agroalimentaire, de showrooms et de halls d’exposition ainsi qu’un centre de vie et de services communs : banques, assurances, restauration, services d’hygiène et de sécurité.
Quels sont les facteurs de réussite ?
Plusieurs facteurs sont nécessaires à la réussite du projet.
D’abord il faudrait qu’il soit bien compris et accepté par les habitants de la région, notamment les acteurs économiques et la société civile.
C’est pourquoi un gros effort de communication portant sur les objectifs et le contenu du projet doit être réalisé par les promoteurs du projet.
La qualité des infrastructures et des équipements, la bonne gouvernance du projet, son raccordement à l’autoroute, la transparence des contrats de travaux, l’intégration de la zone dans la région, la qualité des relations à construire avec les structures de soutien et les autorités régionales.
La commercialisation de la zone doit faire l’objet d’une campagne de marketing et de publicité puissante. Il s’agit d’un partenariat qui doit comporter un aspect investissement public et privé et un autre aspect intégrant la partie libyenne.
Une zone franche c’est quoi au juste ?
C’est une région qui bénéficie d’un statut juridique et douanier différent du reste du territoire tunisien, en ce sens que certaines activités d’ordre commercial et logistique sont exonérées de droits de douane et de taxes diverses et d’autres sont exonérées du paiement des impôts sur le chiffre d’affaires et les bénéfices.
En effet, la détaxation est attractive vis-à-vis des investisseurs locaux et étrangers mais aussi vis-à-vis de la clientèle et justifie souvent le déplacement, ce qui déclenche des investissements et des activités créatrices de valeur ajoutée, de richesses et d’emplois.
La carte d’identité de la zone
Prévue au départ sur une superficie totale de 60 hectares, elle pourrait par la suite connaître une extension, à concurrence de 150 hectares.
De toute façon, ce n’est pas l’espace qui manque dans la région si jamais la zone une fois la sécurité rétablie en Libye, connait une grande expansion, de procéder à une extension territoriale.
Le coût de l’investissement initial à la charge des pouvoirs publics et relatif aux infrastructures de base est évalué à 40 millions de dinars, Il est à réaliser sur cinq ans, ce qui ne constitue pas une lourde charge pour l’État, compte tenu de l’impact économique et social escompté sur la région.
Selon les prévisions établies par l’étude, les répercussions sur l’emploi direct procuré par la zone franche est de l’ordre de trois mille emplois, ce qui est remarquable et sensible au niveau de la masse salariale distribuée et au pouvoir d’achat. Quant à l’emploi indirect, il est difficile à évaluer, car il est diffus mais de toute façon il est prometteur et mobilisateur.