Depuis quinze ans, les discours se succèdent autour de l’opportunité historique que représente la quatrième révolution industrielle (Industrie 4.0). Dans ce concert mondial, la Tunisie n’a cessé d’être citée comme un pays doté d’un fort potentiel technologique, mais qui peine à convertir ce potentiel en dynamique de croissance durable. Des réussites éclatantes ont permis de rendre le site Tunisie visible au niveau mondiale (INSTADEEP) mais la véritable rupture passerait par une décision politique forte, un projet structurant à la hauteur des défis économiques, sociaux et géopolitiques que connaît le pays ? Former 100 000 compétences dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA) d’ici cinq ans pourraient constituer ce projet transformateur, à la fois audacieux, mobilisateur et réaliste, capable d’inscrire la Tunisie dans une trajectoire de développement accéléré, inclusive et résiliente.
L’intelligence artificielle – domaine vaste avec de nombreuses technologies interconnectées – n’est pas un secteur comme un autre. Elle constitue aujourd’hui le socle d’un vaste mouvement de transformation qui redessine en profondeur les chaînes de valeur mondiale, des modèles d’affaires de nombreuses industries, de services publics et de modes de vie. Pour la Tunisie, l’IA représente bien plus qu’une opportunité économique : c’est un levier de souveraineté, de création d’emplois qualifiés, et de réinvention de la relation entre le citoyen, l’État et l’économie.
Les applications potentielles sont nombreuses et profondément structurantes. Dans le secteur agricole, l’IA peut contribuer à optimiser l’usage de l’eau, prévoir les rendements, réduire les pertes et renforcer la résilience face au changement climatique, dans un pays exposé à la sécheresse et à la désertification. La souveraineté alimentaire nécessite un investissement fort dans l’IA. De nombreuses startups ont déjà investi ce domaine avec succès. Mais leur action transformatrice manque d’ampleur et d’échelle. Dans l’industrie, l’intégration de l’IA dans les processus de production permettrait à la Tunisie d’opérer un véritable saut technologique vers l’industrie 4.0, avec des gains substantiels de productivité, de qualité et de compétitivité à l’export. Plusieurs dizaines voire centaines d’entreprises sont aujourd’hui en train d’expérimenter ce processus de transformation…mais elles manquent de nos jours de talents et de compétences et ne sont qu’au début des démarches.
Dans le domaine de la santé, les outils d’IA facilitent la télémédecine, le diagnostic précoce, la gestion logistique des établissements et l’accès aux soins dans les zones défavorisées. Ce potentiel est constamment souligné dans les réunions et les forums et peine à être transformé en gains de productivité dans un secteur en tension et à forte valeur ajoutée. L’emploi de l’IA est quasi généralisé dans les entreprises pharmaceutiques qui redessinent les frontières de leurs métiers. L’éducation pourrait également bénéficier de cette dynamique par le développement de l’apprentissage adaptatif, la personnalisation des parcours et la réduction des inégalités d’accès aux savoirs. Mais le plus gros potentiel est sans nul doute dans les services publics et la gouvernance qui pourraient être transformés, avec des systèmes de décision assistée par IA pour planifier, prévoir et évaluer les politiques publiques de manière plus fine et réactive.
Cependant, aucun de ces scénarios n’est envisageable sans un investissement massif dans le capital humain. L’intelligence artificielle est par essence une technologie sociotechnique : elle repose sur des données, des algorithmes, mais surtout sur des femmes et des hommes capables de concevoir, d’exploiter, de réguler et de contextualiser ses usages. La complémentarité entre humains et IA ne cesse de se renforcer, car à mesure que les outils se perfectionnent, les besoins en compétences hybrides se multiplient. Il ne s’agit pas uniquement de former des ingénieurs en machine learning, mais de faire émerger un vaste écosystème de métiers liés à l’IA : analystes de données, développeurs, intégrateurs, juristes spécialisés, éthiciens, responsables de gouvernance algorithmique, experts en cybersécurité, enseignants et formateurs. Cette diversité des profils attendus implique une mobilisation générale de tout le système éducatif, de la formation initiale à la formation continue, en passant par les écoles professionnelles, les universités, les écoles privées et les plateformes d’apprentissage en ligne.
Cette stratégie de formation à grande échelle constitue également une réponse directe aux défis migratoires qui minent le pays. Face à l’absence de perspectives, de nombreux jeunes tunisiens font aujourd’hui le choix du départ, souvent au péril de leur vie. Offrir une filière porteuse d’avenir, visible et valorisée, c’est recréer de l’espoir. Mais c’est aussi transformer la Tunisie en pôle d’attraction pour les talents étrangers, notamment africains et euro-méditerranéens. La Tunisie pourrait ainsi devenir une terre d’intelligence artificielle, une destination de choix pour les jeunes désireux de se former et d’entreprendre dans un environnement dynamique, ouvert et connecté aux grandes tendances globales. Loin d’être un simple outil de développement économique, l’IA pourrait également renforcer l’engagement environnemental de la Tunisie, en contribuant à la transition énergétique, à la gestion des ressources naturelles et à la planification urbaine durable. Une IA au service de l’humain, des territoires et de la planète.
Pour atteindre l’objectif des 100 000 compétences, il ne suffit pas de décréter une ambition. Il faut concevoir une stratégie multisectorielle et cohérente, impliquant à la fois les ministères, les universités, les entreprises, les collectivités territoriales et les partenaires internationaux comme les agences de développement. La première étape consiste à créer un réseau national d’instituts spécialisés dans l’intelligence artificielle, répartis dans les grandes régions du pays, afin d’assurer une couverture territoriale équitable. Ces instituts doivent proposer des formations diplômantes et professionnalisantes, adaptées aux besoins du marché et évolutives en fonction des avancées technologiques. En parallèle, des partenariats doivent être noués avec des universités et des écoles internationales de référence, sous forme de doubles diplômes, de campus délocalisés ou de programmes conjoints. L’objectif est de faire venir l’excellence en Tunisie, plutôt que d’en dépendre à distance. Les écoles privées innovantes doivent être encouragées, via des incitations fiscales et un accompagnement stratégique, afin de créer une dynamique entrepreneuriale dans la formation. Le projet TATAOUINE lancée par Karim BEGUIR (INSTADEEP) de former 10 000 jeunes en matière d’IA montre aussi la voie au secteur privé et à sa place dans un tel dispositif (https://www.tuniscope.com/ar/article/386483/business/services/karim-beguir-ambitionne-de-former-10-000-jeunes-a-l-ia-205115)
Il est tout aussi fondamental de transformer en profondeur les filières classiques. Les cursus scientifiques, économiques, juridiques, médicaux ou d’ingénierie doivent intégrer des modules sur l’intelligence artificielle, la pensée algorithmique et l’éthique des données. Cette transversalité permettrait de créer une culture numérique partagée, essentielle à l’adoption de l’IA dans tous les secteurs en Tunisie. L’introduction de l’IA dès le secondaire est également un levier important. L’apprentissage du raisonnement logique, du code et de la critique des technologies devrait faire partie du socle commun, à côté des mathématiques, des sciences ou des langues. Enfin, la formation continue et les programmes de requalification professionnelle doivent permettre à des milliers de techniciens, d’ingénieurs ou de cadres de monter en compétences dans le domaine de l’IA, via des formations certifiantes, courtes et accessibles.
Un tel projet nécessite bien entendu des prérequis fondamentaux. Les infrastructures numériques doivent être renforcées, notamment dans les régions intérieures, avec un accès généralisé au haut débit, aux équipements et à des environnements d’apprentissage modernes. Un cadre juridique agile et protecteur est également indispensable, pour réguler l’usage des données, garantir la cybersécurité et attirer les investissements dans les technologies de l’IA. L’écosystème d’innovation doit être consolidé, avec davantage d’incubateurs, des centres de recherche appliquée, des concours de start-up, et des fonds d’investissement spécialisés. La performance de nos incubateurs pourrait passer un cap avec la multiplication des talents dans ce domaine. Une gouvernance nationale de l’IA, à travers une instance dédiée rassemblant les acteurs publics et privés, serait garante de la cohérence, de la transparence et de la pérennité de la stratégie.
Au-delà de son impact technique, cette ambition peut devenir un projet politique mobilisateur. Elle trace une ligne de conduite claire pour les jeunes, en leur offrant une perspective de carrière alignée avec les mutations du XXIe siècle. Elle donne un signal fort aux bailleurs de fonds, aux investisseurs et aux diasporas : la Tunisie a un plan, une vision, un cap. Elle permettrait enfin de repositionner le pays sur la carte mondiale des transitions numériques et durables, non comme suiveur, mais comme acteur. Il ne tient qu’à nous de faire de cette vision une réalité collective.
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Adel BEN YOUSSEF est Professeur en sciences économiques à l’Université Côte d’Azur et membre permanent du laboratoire de recherche CNRS GREDEG (UMR 7321). Il est également chercheur associé à l’Economic Research Forum (Le Caire) et à la Global Labor Organization (Bonn) reconnu pour ses travaux sur les transitions écologiques et numériques. Il a contribué de manière significative à faire avancer le concept de transitions jumelles – la synergie entre innovation digitale et durabilité environnementale. Le Professeur Ben Youssef a publié plus de 100 articles évalués par des pairs dans des revues internationales de premier plan et a contribué à de nombreux ouvrages collectifs, notamment sur l’industrie 4.0, les villes intelligentes, la finance verte et les transformations du marché du travail. Ses travaux récents explorent comment l’IA, les compétences numériques et les énergies renouvelables reconfigurent les trajectoires de durabilité dans les économies développées et émergentes. Il a exercé les fonctions de négociateur tunisien pour le financement climatique lors de sept sommets COP consécutifs (COP 23 à COP29), témoignant de son engagement durable dans la diplomatie climatique mondiale. Il agit également en tant que conseiller scientifique et expert pour des organisations internationales. Il siège au sein des comités consultatifs de l’INCIT et de MENAPAR. Adel Ben Youssef figure parmi le top 1 % des économistes au niveau mondial selon ScholarGPS, et a supervisé de nombreux doctorats sur la transformation numérique, les transitions énergétiques et les stratégies de tourisme à travers l’Europe, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.