Irrémédiablement incompatibles !

L’Assemblée nationale constituante arrive au terme d’un long et scabreux parcours avant d’adopter une Constitution discutée lors d’un “ trilogue “ de sourds : d’un côté le Mouvement Ennahdha , qui n’a pas cessé de louvoyer, de feindre l’entêtement puis de consentir de fausses concessions aux fins seulement de maintenir le texte de la Constitution au-dessous et dépendant de la Charia, d’un autre côté les fermes partisans d’un Etat sécularisé, citoyen et civique qui puisent leurs contre-arguments de partout sauf du vaste et riche argumentaire religieux qui donne à l’islamisme sa redoutable cohérence, d’un troisième côté, enfin, un public qui ne comprend pas ce qui se dit et se débat sous la coupole où il a installé grâce à son bulletin de vote, ce brouhaha dont persone ne “pige que dalle” comme dirait l’enfant “beur” de certains de nos élue(e)s revenu(e)s « d’exil »…

C’est à propos d’un échange médiatisé entre un ténor d’Ennahdha et d’une députée “laïque” au sujet de l’abolition de la peine de mort dans notre Constitution que j’ai ressenti le besoin de proposer cet article à la réflexion de nos lecteurs? Pour être bref, l’islamiste dans sa quiète certitude avançait que la peine de mort est bien explicitement attestée et clairement prescrite dans le Coran et qu’il n’était donc pas question d’en omettre la mention dans la Constitution, tandis que son objectrice lui opposait les valeurs universelles et le progrès des législations internationales en la matière. Or, il s’agit à chaque fois où l’islamiste évoque le texte révélé, forcément hors de tout débat pour tout électeur ordinaire, de pénétrer au cœur de son argumentaire, de le déconstruire et d’en faire exploser la fragile et spécieuse sophistique. Ce que nos “ militants sécularisants “ sont loin de savoir faire.

Tout d’abord, le mot même de charia : disons le d’emblée n’existe nulle part dans le Coran, dans le sens de « loi », ni dans celui d’« acte légiférant », ni, enfin et a fortiori, dans celui d’« ensemble fermé de codes juridiques », comme on l’entend aujourd’hui allègrement chez l’écrasante majorité des croyants dans le monde islamique. Voici la seule occurrence du mot de charia qui se présente dans le Coran, dans un passage où Dieu annonce au prophète qu’il retire son alliance et son élection, jadis accordées aux « enfants d’Israël », aux adeptes du judaïsme contemporains de la mission prophétique de Muhammad : « Nous avons assurément apporté aux Enfants d’Israël le Livre, la sagesse, la prophétie, et leur avons attribué de bonnes choses, et Nous les avons préférés [un temps] aux autres humains dans l’univers. Et Nous leur en avons apporté des preuves évidentes. Ils n’ont divergé qu’après que le savoir leur a été dévolu quand ils se sont abusés les uns les autres. Ton Seigneur décidera parmi eux, au Jour de la Résurrection, sur ce en quoi ils ont divergé. Puis Nous t’avons installé pour t’en aviser sur une voie passante, charia. Suis-la donc et gare à suivre les passions de ceux qui point ne savent».

 

Humain, trop humain

Dans ce fragment, la voie passante, cette charia, sur laquelle le prophète d’Islam est installé n’est que le site éthique abandonné ou retiré aux « enfants d’Israël » qui n’en seront jugés, comme le dit distinctement la parole coranique, que dans un au-delà régi par Dieu seul.  

En outre par le pronom « en » que nous soulignons dans ce passage nous avons essayé de rendre l’un des mots les plus denses de la langue arabe, le mot Amr, d’une si riche polysémie que les traducteurs, et même les commentateurs s’embrouillent quand il s’agit d’en délimiter le sens ou de le passer dans une autre langue. Ce mot couvre en effet un spectre de significations qui va du fait créateur jusqu’au sens le plus anodin de « chose » ou de « machin ». Si l’on écarte le champ sémantique divin où le mot veut dire tout simplement « ordre » ou « décret » divin, Amr est l’équivalent ni plus ni moins du latin Res. La plupart des usages employés dans le Coran concernent, il est vrai, la « chose » politique et publique. Seulement, n’en déplaise à tous ceux qui tiennent la parole coranique pour un code législatif, toutes les fois que cette Res est présente, elle ne concerne que les affaires des hommes appelés à les examiner avant d’en découdre entre eux selon le principe de délibération : « Et [ceux] qui ont répondu à l’appel de leur Seigneur, et [toujours] célébré la prière, qui, entre eux, délibèrent de leurs affaires (amr-u-hum)… ». Il est clair ici que le domaine de la foi et du culte d’une part, et celui des affaires des hommes d’autre part, sont nettement séparés par cet « entre eux », baynahum, qui soustrait le divin à toute interférence dans la « chose » publique.

Ce sens, hautement « démocratique » pour l’époque, est très explicite dans ce passage qui montre la reine de Saba justifier son recours à son « parlement »,  mala’, avant de décider de la réponse qu’elle devait opposer aux injonctions et menaces à elle adressées par un Salomon irrité de la puissance de son fastueux royaume : « Elle dit : “Ô vous, du Conseil! Édifiez-moi [par une fatwa] quant à ce que je me dois de décider, (mon amr) : je ne peux trancher d’une affaire, amr, sans que vous n’en soyez témoins ».

En occupant le site éthique rendu, comme nous l’avons vu par le mot charia, le prophète Muhammad n’est nullement placé en homme de pouvoir ni même en promoteur de dispositions légales, mais seulement en témoin de ce don divin explicité dans la foulée des versets que nous venons de citer : « Voici des clairvoyances pour les humains, cheminement éclairé et [don de] maternance pour des hommes capables de certitude ».

Ceux qui veulent absolument  imposer l’idée d’une législation immuable, s’autorisent par un autre abus de langage, à envisager un système juridique édicté par l’Eternel. Cet abus concerne l’usage du mot sunna, désormais bien familier même dans les parlers non arabes. Il est vrai que la position dogmatique considère que la sunna, entendue comme l’ensemble des interférences de la parole et du comportement du prophète dans l’intelligence du Coran et doit de ce fait obligatoirement éclairer le Coran et le rendre « exploitable » pour la mise en place des lois i ci-bas.

Si l’on ne s’en tient qu’à l’usage de ce vocable Sunna dans le Texte fondateur de la religion islamique, on lui chercherait en vain une quelconque ambiguïté, telle qu’il va en avoir dans les usages ultérieurs. Dans le Coran ce mot de sunna n’a qu’un seul sens, celui certes de « disposition de loi », soit que le texte coranique en use positivement dans ce sens pour décrire ou caractériser la manière dont Dieu dispose des différentes manifestations de Sa Création, soit que le même vocable, au singulier ou au pluriel (sunan), indique un usage polémique, signalant la caducité des normes us et coutumes, des époques antérieures à l’avènement de l’islam comme dans ce verset : « Dis à ceux qui ont été des négateurs de s’en abstenir et [Dieu] leur pardonnera leur forfait passé ; qu’il se repentissent car assurément la loi (sunna) des Anciens est révolue ». Mais pour tout usage positif « Sunna » a cette force du concept qu’on retrouvera plus tard dans les textes des philosophies déterministes, tel celui de l’harmonie préétablie ou de théodicée chez un Leibniz ou un Kant par exemple. C’est ainsi qu’on le lit dans de nombreux versets comme celui-ci où on retrouve dans le même passage les deux sens positif et polémique: «… ne considèrent-ils donc que la loi (sunna) des Anciens ? Or, tu ne sauras trouver à la loi de Dieu (sunnat allâhi) nul changement, et tu ne sauras y percevoir la moindre mutation ».

Mais alors qu’en est-il de cet ensemble de prescriptions et dispositions légales, qu’elles relèvent du pénal, tels que le vol, la fornication ou le meurtre, ou du civil et du commercial comme le statut de la personne ou de la famille, de la succession, des contrats et obligations ?

 

Foi et loi

Ce sont ces dispositions là contenues effectivement dans le texte coranique qui légitiment depuis toujours le fondamentalisme à considérer le Coran comme une constitution politique et un corpus législatif. Seulement, là encore, c’est en scrutant l’usage constant que fait le Coran d’un mot que nous pourrions répondre à cette conviction bien enracinée chez tous ceux qui attendent de la parole coranique qu’elle fixe pour les hommes et de toute éternité leur conduite. Ceux-ci transfigurent le mot hadd qui n’a que le sens de « norme » ou « limite », et lui donne une signification toute autre, celle de sanction, de telle sorte que dans tous les ouvrages de droit islamique ou de jurisprudence on rencontre cette expression aberrante qui consiste à dire « un tel a subi le hadd, la norme » ou « tel autre l’a infligé » au dépens de tel autre. Or, non seulement la parole coranique n’use jamais de ce mot au singulier, hadd, mais uniquement au pluriel, hudûd, et à aucun moment elle ne les attribue à un autre que Dieu : «  …Voilà les normes de Dieu. Gare donc à les transgresser. Et ceux-là  qui transgressent les normes de Dieu font preuve à l’égard d’eux-mêmes de démesure ». Cette ligne de démarcage délimite ce qui revient à Dieu seul et ce qui reste du domaine de l’humain. Demeurer en-deçà de ce qu’elle délimite est le propre de cette foi vraie, celle « qui ne se rend pas équivoque par la démesure », ainsi qu’Abraham à juste titre s’en est enorgueilli.

C’est donc à partir d’une illusion de lecture qu’il a été établi un rapport direct entre la parole coranique et l’exigence historique d’une législation qui serait liée à elle. Cette illusion a fini par dénaturer l’ensemble de notre rapport à la parole coranique en dépossédant les humains de tout pouvoir sur eux-mêmes et sur la gestion de leurs affaires. Dans l’une des dernières révélations faites à Muhammad, celle qui constitue toute la sourate V nommé la Table dressée ou, pour d’autres traducteurs, le Festin, autour du terme hukm, le jugement, le législateur historique a cru établir un rapport direct entre ce qu’il va instituer comme loi régissant le monde des hommes et le vouloir divin.

Entre la Loi islamique, autrement dit la Charia qui légifère et la munificence où ce Livre se donne à lire, il y a un interstice impossible à combler, celui de la définition même du Livre du point de vue humain et le point de vue de Celui qui le propose à notre regard et à notre lecture. Pour le Divin donc, le Livre n’est ni plus ni moins que le Tout du monde à la fois ramassé et dénombré dans ses plus infimes détails : «Et Nous avons dénombré toute chose dans un Livre-référent explicite». Mieux : pour se donner au monde, ce Dieu là, Dieu du Coran, Se fait Lui-même Livre et inscrit sur la page de Son infinité, comme nous venons de le voir, Son rapport miséricordieux, maternant à Son légataire (khalîfa) sur terre qu’Il S’était choisi, rien que pour Se mirer en Lui et Se faire adorer. C’est dire à quel point il est absurde de ligoter un lecteur du Coran dans l’exigüité d’une lecture seulement cultuelle ou juridique.

Ce Dieu qui est Livre absolu dans Son rapport au monde et à l’homme ne saurait, selon le Coran même, être lié par la conjoncture qui a un jour suscité, exigé et justifié telle ou telle Loi. Déjà ce Dieu Lui-même Se dit perpétuellement en métamorphose du fait même que Sa Création, les modes qu’Il manifeste, ne cesse de l’être « chaque jour Il [Dieu] est dans un engagement nouveau ».

Comment alors ne pas rejeter comme inadéquate, au sens spinozien de ce terme, l’idée de l’immutabilité d’une législation dont il a géré une époque, celle du VIIe siècle, avec son système tribal, ses modes de production rudimentaire, son esclavagisme institué et les statuts particuliers soumettant la femme au « maitre du logis » !

Y.S.

 

Si l’on ne s’en tient qu’à l’usage de ce vocable Sunna dans le Texte fondateur de la religion islamique, on lui chercherait en vain une quelconque ambiguïté, telle qu’il va en avoir dans les usages ultérieurs. Dans le Coran ce mot de sunna n’a qu’un seul sens, celui certes de « disposition de loi »

Youssef Seddik

 

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