Ramadan, c’est le mois de l’abstinence et de l’apprentissage de la privation, ne cesse-t-on de clamer haut et fort dans les médias et les mosquées… Mais ça c’est la théorie car les chiffres obtenus auprès de la Direction du Commerce nous forcent à constater que les tunisiens ne se privent pas, bien au contraire…
Si la plupart de nos concitoyens (en un seul mot !) considèrent que Ramadan est un moment de retour aux sources et de retrouvailles familiales, ils sont aussi victimes d’une aberrante augmentation des prix, à cause de la hausse de la demande et de la spéculation qui l’accompagnent. Et ce n’est pas la baisse volontaire de 5% sur le prix des eaux minérales ou les nombreuses promotions sur les yaourts qui permettront aux tunisiens sortir la tête de l’eau !
Un bref sondage effectué auprès de nombreux clients des marchés de la capitale nous a permis de constater qu’ils accueillent Ramadan avec une joie mêlée de crainte, car ils ont déjà bien des difficultés à boucler leurs fins de mois en temps normal, alors que dire des nombreuses dépenses de cette période de l’année.
Personne ne peut me prêter
L’écrasante majorité de ceux que nous avons croisés nous ont affirmé qu’ils seront obligés cette année de réduire leurs dépenses de façon drastique afin de pouvoir terminer le mois. « De toutes façons, dira un ouvrier quadragénaire, personne ne peut me prêter de l’argent car tous ceux que je connais, famille et amis, sont dans la même situation que moi, si ce n’est pire ! »
De son côté, « le gouvernement travaille », selon la formule consacrée. Au ministère de l’Agriculture, des ressources hydraulique et de la pêche, on nous a affirmé que « le stockage des produits de consommation pour le mois de Ramadan 2015 est bien avancé avec une prévision de 55 millions de litres de lait. L’approvisionnement en viandes blanches se situe autour de 80 %, avec notamment 1398 tonnes de poulets et 1716 tonnes d’escalope de dinde. Les stocks d’œufs avoisinent les 20 millions. »
Côté fruits, « ce mois de Ramadan coïncide avec le pic de production des fruits ce qui va contribuer à stabiliser et même à faire baisser les prix de certains d’entre eux. Quant aux légumes, d’importantes superficies ont été réservées aux cultures maraîchères pour approvisionner le marché en légumes frais.» Notons enfin qu’un stock régulateur en eaux minérales de près de 60 millions de litres sera disponible entre juin et septembre, auquel s’ajoute la production mensuelle de près de 100 millions de litres pour faire face à la demande estivale.
Énoncés comme ça, ces chiffres restent assez virtuels, sans vision globale. Or si on les additionne et que l’on y ajoute les chiffres des autres produits consommés en un mois, on obtient des résultats étonnants. Un chiffre résume la situation : chaque citoyen consomme plus de 100 kilos de produits divers en un mois… Ainsi, en quelques semaines, nous aurons consommé l’équivalent de plusieurs mois ! Bizarre, pour une période où l’on est censé jeûner et faire preuve de pondération, de sobriété et d’abstinence !
Et si dans les cercles officiels, on continue à nous assurer, comme chaque année, que l’approvisionnement est suffisant, que l’on a tout prévu, que l’on va contrôler les prix et la qualité, on ne peut s’empêcher de constater que ces belles promesses ne résistent pas à la réalité du terrain. Elles ne résistent pas non plus à l’avidité, voire à la voracité de certains commerçants.
Grandes surfaces contre épiciers
Nous avons posé la question à un épicier dont les prix commencent déjà à prendre de la hauteur, puisqu’ils sont bien plus élevés que ceux que l’on rencontre dans les supermarchés. Sa réponse a été désarmante : « nous appartenons à un monde différent des supermarchés. Les petits commerçants achètent leurs articles chez les grossistes qui s’offrent une marge bénéficiaire confortable à laquelle il faut ajouter notre bénéfice. »
Et notre interlocuteur de préciser : « par contre, les grandes surfaces s’adressent directement aux usines et aux fabricants, auxquels ils achètent de grandes quantités, en imposant des prix qui défient toute concurrence. Résultat : lessives, boîtes de tomates ou yaourts leurs reviennent beaucoup moins chers et ils peuvent se permettre de faire des rabais ou ce qu’ils appellent eux des promotions. »
Une vision que confirme un commercial dans l’une des chaînes de grands magasins tunisiens : « c’est vrai que nous traitons de gré à gré avec les industriels, ce qui nous permet de comprimer au maximum les coûts. Mais c’est de bonne guerre et surtout dans l’intérêt de nos clients. » Sauf que ces méthodes sont en train d’étouffer les petits commerçants de quartier qui déposent souvent le bilan en silence et dans une indifférence quasi générale.
De leur côté, les industriels ne semblent pas ravis par cette situation. Avec discrétion, l’un d’eux nous a confié : « les grandes surfaces nous imposent des prix trop bas et nous obligent à payer des sommes importantes pour exposer nos marchandises en tête de gondole… Ils obtiennent ainsi des marges plus que confortables, même s’ils font croire à leurs clients qu’ils effectuent des baisses de prix importantes. »
Et le pauvre consommateur dans toute cette affaire ? Il ne sait plus à quel commerçant se vouer, à qui faire confiance. Durant les longues journées de Ramadan, il s’abstient de boire, de manger, mais il a appris à protester. C’est ce que nous avons constaté au cours d’une visite au marché central de Tunis en croisant un retraité qui passe de longs moments ici et qui appelle les vendeurs par leurs prénoms, car il les côtoie chaque jour.
Pour lui « ce n’est pas la Révolution qui provoque la hausse des prix. Il en a toujours été ainsi durant tous les mois de Ramadan que j’ai vécus… De nombreux commerçants confondent profit et cupidité. Ce sont des spéculateurs, des voleurs qui agissent au vu et au su de tous, mais personne n’ose les affronter. »
Autre personnage familier de ces lieux : un fonctionnaire, la quarantaine : « je suis coincé entre le marteau des prix et l’enclume de mon salaire, car mes revenus sont fixes.. Les fonctionnaires sont les principales victimes du système, des tricheurs et des profiteurs de tous bords. Or nous sommes à la base de ce système, nous constituons la classe moyenne, celle qui subit toutes les crises et qui a de plus en plus de mal à survivre dans cette ambiance morose. »
Une dame apparemment plus aisée tient, elle aussi, à participer à la contestation générale : « ce qui m’énerve, m’agace et m’irrite c’est par exemple l’attitude du boucher qui m’impose de la viande de mouton ou de bœuf pleine de graisse, d’os et de nerfs pour 18 dinars le kilo dans le meilleur des cas ! Sauf que je suis obligée de jeter les déchets, qui sont réellement impropres à la consommation. Résultat : le kilo de viande me revient à trente dinars ! »
Même problème pour les autres produits, dit-elle : « le poisson débarrassé de ses entrailles, de la tête, des arêtes et autres nageoires, perd plus de la moitié de son poids et le kilo double de prix ! » Cette manière de calculer est originale, inattendue ! Appliquée à tous les produits de consommation courante, elle donne des résultats étonnants : nous jetons la moitié des produits que nous achetons, tout en payant le double du prix. C’est valable, pour la viande et le poisson, mais aussi pour les fruits et les légumes…
Une autre dame se pose la question essentielle : « il y a un moyen de s’en sortir, de payer des prix convenables. Il suffit pour cela de s’attaquer à la source du problème, à sa racine : les intermédiaires, qui profitent du système sans se fatiguer, comme le « Habbat » (le grossiste) du marché de Bir El Kassaâ, qui prend 10% de commission, le Khaddhar (détaillant), qui prend 35%, en plus des taxes et de la TVA, ce qui fait exploser les prix. C’est à ce niveau qu’il faut agir… »
Or tout le monde sait que le circuit de distribution est une pieuvre qui continue à sévir grâce notamment au mutisme de tous les gouvernements qui se sont succédé depuis l’Indépendance. « Où est l’Association de Défense du Consommateur ? Où sont les décideurs qui nous font de belles promesses avant chaque élection mais qui se dérobent dès qu’ils s’assoient dans leurs confortables fauteuils de hauts responsables ? », s’insurge cette dame.
Et elle conclut : « si les Tunisiens s’entendaient pour n’acheter que ce dont ils ont besoin, il n’y aurait pas d’augmentation des prix. Mais ils deviennent fous durant le mois de Ramadan. Ils sont victimes de cette frénésie inexplicable, semblable à un instinct de survie, qui s’empare des humains en période de crise ». Qui a dit que le bon peuple n’a pas de bon sens et que seuls les économistes et les gestionnaires ont une vision globale de la situation ?