La célébration du 67e anniversaire de l’Indépendance (20 mars 2023) a été une nouvelle occasion pour montrer les Tunisiens encore plus divisés sur des questions qui auraient dû les rassembler, comme l’hommage que devrait rendre un peuple à son histoire et à la bravoure de ses anciens militants et martyrs. Ceux qui ont lutté contre le colonisateur et sacrifié leurs vies pour l’indépendance du pays. Comme aussi, le devoir de préserver le pays des dérives politiques et économiques et d’instaurer une justice égale pour tous et le respect de la liberté de chacun dans les limites de la responsabilité et du respect d’autrui.
On en est très loin et rien ne montrait que ce pays que l’on dit indépendant et souverain célébrait ou commémorait un événement qui, sous d’autres cieux, est festoyé en grande pompe, même chez les grandes puissances de ce monde. Le 4 juillet aux USA, le 14 juillet en France, et j’en passe.
Il faut reconnaître que la tête des Tunisiens est ailleurs et que la grisaille du ciel de ce 20 mars 2023 a rajouté une tranche à la morosité ambiante.
En fait, la lutte pour le pouvoir, depuis la chute de Ben Ali, aura agi comme un hypnotiseur de la mémoire collective, du sentiment d’appartenance et de l’engagement à porter haut l’étendard en toutes circonstances. Ils auront été peu nombreux à se déplacer pour fêter l’indépendance sur la grande Avenue de la capitale. Parce que le mot n’a pas la même signification pour tous.
L’expérience a démontré que les dates phares de l’histoire ne retrouvent leur symbolique que pour ceux qui sont aux commandes du pouvoir et leurs proches ou alliés. Les autres feront de la résistance. C’est le sentiment qu’a dégagé en ce 20 mars 2023 l’absence d’une foule plus dense à l’Avenue Habib Bourguiba où se sont rassemblés les partisans du Mouvement du 25 juillet ou au Palais du Congrès où se sont réunis les partisans du Parti destourien libre.
C’est que le cœur n’y était pas.
La Tunisie est au bord de la faillite financière, les jeunes partent et la machine judiciaire est en branle pour faire justice à la Tunisie et à sa jeunesse. Les récentes arrestations « endeuillent » les familles et les proches et suscitent de l’inquiétude bien qu’un bon nombre de Tunisiens réclament justice et vérité sur les crimes terroristes, sur les réseaux d’embrigadement et d’envoi de leurs enfants aux foyers de tension (Syrie, Irak…) et sur les commanditaires des assassinats politiques. La curiosité est latente également pour connaître les résultats des instructions sur la présumée affaire du complot et de la tentative d’assassinat du président de la République. Le malaise est là et la détermination à aller jusqu’au bout de la vérité aussi. On a vu les slogans brandis en ce jour anniversaire du 20 mars par les soutiens à Kaïs Saïed, appelé à poursuivre la reddition des comptes et, en même temps, à rejeter l’ingérence étrangère dans les affaires intérieures des Tunisiens. Les Tunisiens comme tous les autres peuples sont sensibles à la souveraineté de leur pays et ne tolèrent aucune humiliation d’où qu’elle vienne. Et, d’ailleurs, pourquoi ne le seraient-ils pas ? Tous les pays ont des difficultés financières et des dettes, même les puissances économiques en ont. Le droit d’ingérence, prohibé par la Convention de Vienne, n’existe que dans les esprits aux relents colonisateurs et irrespectueux des peuples et de leurs choix souverains.
Pourtant, force est de constater que depuis les arrestations des dirigeants politiques d’Ennahdha et du Front du salut, les pressions étrangères se sont faites plus fortes et menaçantes. Le premier rappel à l’ordre du ministère des Affaires étrangères adressé à certains diplomates étrangers, au début du mois de mars, ne semble pas avoir été bien entendu puisque c’est le Parlement européen qui prend la relève en s’immisçant dans les affaires de la justice tunisienne et ce, en sommant, dans un communiqué publié en début de semaine, les autorités politiques à faire libérer les hommes politiques, les activistes et les journalistes arrêtés dans le cadre de l’instruction sur l’affaire du complot contre la sûreté de l’Etat. De quoi se poser des questions sur les raisons d’une ingérence aussi insistante alors que les Tunisiens, les premiers concernés, attendent patiemment le dénouement de l’affaire dans le respect de la justice et le secret de l’instruction.
Le Parlement européen a été, lui-même, récemment secoué par une importante affaire de corruption, la machine judiciaire belge avait été mise en branle pour enquêter et des députés dont la vice-présidente du Parlement, ont été écroués. Voilà un bel exemple de loyauté envers les nations représentées dans ce Parlement et envers leurs électeurs. Nous cherchons à faire de même dans notre pays et c’est notre justice qui décidera de qui est innocent des faits qui lui sont reprochés et qui ne l’est pas.
La menace de couper les financements destinés aux ministères de la Justice et de l’Intérieur n’aura pas été une première, puisque le boycott financier de la Tunisie est effectif depuis le 25 juillet 2021, depuis que Kaïs Saïed a signé l’arrêt de mort du Printemps arabe. Les Tunisiens veulent bien d’un printemps politique, mais il ne sera viable que s’il est à 100% tunisien.
La Tunisie traverse une période agitée, sujette à toutes sortes de menaces, parce qu’elle est engagée dans une lutte pour une nouvelle indépendance destinée à instaurer un modèle démocratique viable avec notre multiculture arabo-musulmane, francophone, méditerranéenne et africaine, une nouvelle république ouverte sur le monde multilatéral et souveraine, qui allie tradition et modernité, souveraineté nationale et respect de l’intégrité des territoires et des cultures. Les Tunisiens sont unanimes autour d’un seul objectif, au moins celui de vivre libres dans une démocratie où la justice sera la même pour tous. C’est difficile, mais possible, si les élites, en particulier celle politique, se résignent à dompter leur ego, à redescendre sur terre pour entendre les doléances des Tunisiens et les voir « trimer », et à s’écouter.
Kaïs Saïed n’est pas, en ce moment, dans ce registre, ses partisans et les Tunisiens qui le soutiennent attendent de lui qu’il assainisse d’abord le pays de la corruption et qu’il veille à ce que la reddition des comptes aille jusqu’au bout contre ceux qui sont soupçonnés de « vendre la patrie ». Ils sont optimistes et sont convaincus qu’une fois cette étape franchie, la Tunisie ira beaucoup mieux. Il faut l’espérer.
Rares sont les moments où les Tunisiens ont été unis autour d’un idéal, d’un objectif commun. Le 14 janvier 2011 en est le plus récent et demeurera une date mémorable de la consécration du rêve de liberté et de démocratie des Tunisiens toutes catégories confondues et du passage de la Tunisie dans le camp des démocraties, même si le processus allait être long et difficile. Onze ans plus tard, le 14 janvier a été gommé, et tous les souvenirs, tristes et joyeux, ainsi que les repères qui lui sont attachés, n’auront désormais plus de date commémorative ni festive. La révolution a une nouvelle date et de nouveaux objectifs. Elle entame une deuxième vie.
C’est le résultat d’une décennie de crises, de divisions, de guéguerres, de violences, de calculs, de micmacs et d’instabilité politique, qui ont fragilisé le processus démocratique, les institutions, l’économie nationale et les objectifs de la révolution. Pour avoir été sans cesse préoccupés par leur positionnement dans la sphère du pouvoir et des dividendes qu’ils peuvent en tirer, les partis politiques sont les premiers responsables de ces dégâts peut-être irréversibles. Les autres forces du pays, si elles ne sont pas coupables de complicités, peuvent être accusées de compromissions.
Aujourd’hui encore, les opposants à Kaïs Saïed qui, tous, lui reprochent de faire cavalier seul depuis le 25 juillet, se dressent face à lui en rangs dispersés, opposés les uns aux autres, embourbés dans leurs luttes d’égo dont ils n’ont encore tiré aucune leçon. Le spectacle en groupes séparés qu’ils ont donné à voir à l’avenue Habib Bourguiba le 17 décembre 2021, jour choisi par la président Saïed pour célébrer la révolution, a été on ne peut plus pathétique. Pourtant, « l’ennemi » est commun et les revendications aussi. Sauf, peut-être, les visées et les non-dits.
Kaïs Saïed sait bien profiter de ces divisions et agit en maître absolu. « Je les ai longtemps écoutés et observés, jusqu’à éprouver de l’amertume », disait-il des personnalités qu’il recevait à Carthage et écoutait avant le 25 juillet. Il a eu tout le temps d’en enregistrer les divergences et d’en déceler les failles. Résultat : malgré les oppositions et les vagues de critiques de plus en plus hautes, rien ni personne n’a pu à ce jour arrêter ou ralentir l’élan de Kaïs Saïed qui avance lentement mais sûrement sur la voie qu’il semble avoir tracée tout seul pour les Tunisiens, ses partisans et soutiens : lancement d’une consultation nationale numérique du 1er janvier au 31 mars 2021, création d’une commission d’experts chargée de rassembler les propositions d’amendements politiques, organisation d’un référendum le 25 juillet 2022 sur ces amendements et élections législatives anticipées le 17 décembre 2022. Après avoir appelé à cor et à cri durant quatre mois à l’élaboration de cette feuille de route, les opposants à Kaïs Saïed se retrouvent au même point de départ et avec les mêmes inquiétudes : la feuille de route ne mentionne pas de dialogue national ni de quelque participation que ce soit des partis politiques, des partenaires sociaux et de la société civile. Or, c’est là leur véritable et principale revendication. Tant que Saïed se gardera de les associer à son projet, ils ne lâcheront pas prise.
Kaïs Saïed ne sera jamais le président rassembleur comme l’exige la fonction. Il fait désormais partie de la crise, ce qui, tôt ou tard, fera grossir la vague des mécontentements et des contestations. Parce qu’il n’a ni les moyens financiers ni les stratégies économiques et sociales pour faire face à l’accroissement du taux de chômage et à la pauvreté rampante. Par ailleurs, à la lumière de sa propre feuille de route, les trois grands rendez-vous qu’il a fixés pour les Tunisiens risqueraient de se transformer en obstacles majeurs à son projet si les taux de participation des Tunisiens s’avéraient faibles. C’est une éventualité à prendre en considération en raison de l’absence totale de communication, notamment sur les questionnaires objets de la consultation nationale et sur les orientations des futurs amendements. Le président Saïed semble ignorer que le fait de ne pas communiquer avec les Tunisiens peut être ressenti comme un manque de respect et d’égards envers ses compatriotes qu’il est tenu de respecter et de protéger envers et contre tout. Non informés, non sensibilisés, certains électeurs ne seront pas motivés pour participer à la consultation nationale ou pour se déplacer vers les urnes. D’autres adopteront le même comportement par dépit pour exprimer leur opposition à tous les rendez-vous fixés dans la feuille de route. Dans le cas échéant, qu’adviendra-t-il du 25 juillet, de Kaïs Saïed, des Tunisiens qui auront donné douze années de leur vie et de la Tunisie, à la dérive depuis 2011?
Le salut de la Tunisie n’est ni entre les mains de Kaïs Saïed ni celles de ses opposants, il est dans l’union de tous les Tunisiens pour un même objectif. L’entretien des hostilités pour faire durer la crise, la cacophonie dans les rangs de l’opposition et l’absence d’alternative sérieuse à la feuille de route de Saïed, du point de vue de son contenu et de son applicabilité, mèneront tout droit la Tunisie vers un chaos irréversible. Et pourtant, ils prétendent tous vouloir instaurer une démocratie, un Etat de droit, de libertés et de droits humains. Des slogans creux et vains, visiblement. Parce que ces valeurs qui reposent sur l’égalité des droits et des devoirs et sur le dialogue et la tolérance disparaissent dans un environnement de crises, d’égoïsmes et d’égocentrismes, un environnement toxique dans lequel la parole sage et modérée est étouffée, l’adversaire politique y est l’ennemi à abattre et l’intérêt supérieur de la nation, une notion vague sans intérêt. Il revient au président de la République la responsabilité d’assainir ce climat vicié, avec sagesse, écoute et modération, sinon il sera le premier à en payer le prix.