La plupart des Tunisiens ont vécu l’arrestation, le 5 mai 2023, de deux étudiants pour une chanson satirique comme un désastre, un tsunami qui a aboli les acquis démocratiques et emporté les droits individuels. Ce n’est pourtant pas un petit mérite de rappeler à quel point ils ont raison d’y être attachés, et combien ils perdraient en échouant à les défendre. En tout cas, la bonne nouvelle, c’est la quasi- unanimité avec laquelle la majorité populaire épouse cette tendance libératrice. Ce scandale, immortalisé par les réseaux sociaux, cristallise le débat sur la notion de «l’État de droit». Tandis que l’opposition dénonce la «dérive autoritaire» du pouvoir, ce dernier accuse ses adversaires d’avoir mis le feu dans la moisson. Cela ressemble à ce que les Anglo-Saxons appellent un «chiken game», ou «jeu de la poule mouillée» : deux clans foncent l’un vers l’autre sur une route à une seule voie en pariant que l’adversaire cédera le premier ! Ils ont été experts dans l’»art» d’inventer des complots imaginaires pour en fomenter de réels et d’exercer leur pouvoir tyrannique. Personnellement, je ne vois dans la passion pour ce «jeu» qu’une propension à régresser et à céder aux comportements les plus infantiles. En ignorant certains principes politiques de base, ils s’obstinent dans une escalade qui attise le feu. La question est inquiétante, elle devient brûlante : le dramatique analphabétisme politique de la plupart des activistes sur la scène politique fait peser une menace de mort sur notre jeune et très vulnérable démocratie, au moment où nous vivons une crise économique et sociale sans précédent. Cela dure depuis douze ans ; les esprits les plus affûtés trébuchent sur le rapport au fait démocratique de la classe politique tout entière.
Depuis 2011, les lois dites de «démocratisation» se sont multipliées sans empêcher les dérives individuelles qui, lorsqu’elles se produisent, accroissent l’ampleur de la défiance. Ce sera légitime d’accuser, en premier lieu, les gouvernements successifs qui ont retardé la mise en œuvre d’une culture démocratique efficace, par idéologie ou par intérêt, compliquant la situation. Légitime aussi de pointer la responsabilité et le court-termisme des élites intellectuelles et médiatiques bien trop passives. Nous devons avoir le courage de réformer notre démocratie en profondeur pour que tous les Tunisiens, sans exception, aient davantage le sentiment que cette démocratie est la leur, et non celle d’une caste qui pousse à la réduire à des querelles prédatrices.
Face aux dangers qui guettent notre démocratie, voilà des jeunes qui se dressent et parlent vrai, cru et concret en criant leur envie d’un autre pays, moins inégalitaire, moins sectaire et moins corrompu. Il y a dans leur combat pour une Tunisie démocratique, libre et moderne, une telle colère, une telle sincérité et une telle générosité qu’on les écoute attentivement, comme des voix profondément engagées dans la lutte pour la liberté. Une liberté authentique qui permet d’échapper à l’enfermement dans des clans et des idéologies. Laquelle vaut, elle aussi, pour tous les Tunisiens, à l’heure des replis et des horizons bouchés.
En fait, il faut que la justice trouve sa vraie place, ni servante ni maîtresse, dans une société démocratique permettant une liberté effective et un débat qui s’opère d’une façon respectueuse de l’égalité des droits de tous. Il va sans dire que le président Kaïs Saïed a hérité d’une situation en péril qui fait eau de toutes parts. Mais l’heure n’est plus aux rafistolages, n’aux petits ravalements de façade. Il faut, à la fois, beaucoup d’énergie et de patience pour vaincre ces tenaces préjugés qui nous collent à l’âme et nous installent à demeure du côté des caricatures. Faut-il rappeler que c’est éminemment actuel en ce temps d’errance et de grand désarroi ?
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