Force est de reconnaître que l’éducation et l’enseignement supérieur ont été parmi les secteurs les plus perturbés par la crise récente du confinement. Ceci a concerné tous les pans de l’éducation : maternelle, primaire, secondaire et tertiaire. Les restrictions de mobilité ont concerné en premier lieu les populations jeunes (écoliers, lycéens et étudiants) qui étaient désignées comme les vecteurs par excellence de la transmission de la maladie (COVID-19). La fermeture des écoles et des universités a été presque immédiatement adoptée dans le monde entier. De nombreux pays sont passés par une période d’arrêt total des cours avant même l’instauration du confinement total de la population. Mieux, lors du dé-confinement partiel, de nombreux pays continuent d’interdire les enseignements en mode présentiel (Face-to-Face).
Au final, le second semestre a été fortement perturbé. La continuité pédagogique bricolée et les prises de décision sur la réussite de l’année 2020 sont pour le moins « innovantes » et sortent de l’ordinaire. Pour sauver l’année universitaire, certains pays ont instauré la reprise des cours pendant les mois d’été en mode présentiel (pour une courte période comme c’est le cas en Tunisie), d’autres pays ont laissé le choix aux universités de décider l’annulation des résultats du second semestre ou la mise en place de modalités allégées. D’autres pays comptent sur la rentrée 2020/2021 pour revenir sur les savoirs non construits pendant le second semestre de cette année universitaire.
Mais l’inquiétude et l’incertitude portent sur les conditions de la reprise des enseignements en septembre 2020. Nombre d’universités, à l’échelle mondiale, ont d’ores et déjà annoncé qu’elles n’accueilleront pas d’étudiant en mode présentiel à l’automne 2020. Ceci est le cas de plusieurs universités canadiennes – qui ont annoncé qu’elles poursuivaient leurs cours en ligne même au cours du semestre d’automne. La plupart des cours de l’Université McGill, de l’Université de la Colombie-Britannique, de l’Université de Montréal et de l’Université de Victoria resteront en ligne au cours du semestre d’automne. Environ 2100 cours d’automne seront en ligne à l’Université du Texas à Austin, soit environ 20% de tous les cours offerts par cette université. Les étudiants ont la possibilité de choisir de suivre tous leurs cours en ligne et de ne pas retourner sur le campus. De même, l’Université du Maryland a annoncé que chaque campus est susceptible d’héberger un certain nombre de cours en ligne, même si les étudiants sont sur le campus. L’Université de Cambridge au Royaume-Uni a déjà annoncé que la prochaine année académique restera en ligne et n’organisera pas de cours en face à face à cause du coronavirus. Université d’État de Californie, le plus grand réseau universitaire public du pays a annoncé que les cours de ses 23 campus seront presque exclusivement en ligne au cours du semestre d’automne. En France, la Ministre de l’Enseignement supérieur a laissé le choix aux présidents d’université d’organiser la rentrée comme ils le souhaitent, mais avec une forte recommandation de recourir à l’enseignement à distance. D’autres universités dans le monde sont dans l’expectative et observent l’évolution de la situation sanitaire.
Ayant été au cœur des discussions sur les évolutions du modèle d’enseignement supérieur durant les deux dernières décennies[1], mon analyse de la crise du confinement me conduit à proposer aujourd’hui quelques propositions sur les évolutions attendues dans l’ère post-COVID-19 de ce secteur. La crise du COVID-19 accélèrera essentiellement deux tendances : d’une part, le choc digital invitant les universités à moins parler de transformation digitale et à davantage la pratiquer et, d’autre part, la prise en compte explicite des aspirations « nouvelles » des étudiants, jusque-là faiblement traduites dans les programmes – comme la problématique des changements climatiques et de la protection de l’environnement.
Nous exposerons dans cette note quatre réorganisations majeures en relation avec l’ère du post-COVID de l’enseignement supérieur. Premièrement, les technologies digitales nécessitent des adaptations locales et surtout un changement profond du modèle organisationnel qui accompagne leur mise en œuvre. La crise du COVID-19 va accélérer l’articulation des deux. Deuxièmement, une des causes principales du faible changement est relative aux enseignants et leurs postures à l’égard des technologies digitales. Les enseignants du supérieur sont ceux qui ont résisté le plus au changement de modèle et d’approche et constituent le frein/accélérateur au passage à un autre modèle éducationnel. la crise du COVID-19 semble avoir fait basculer la situation. Troisièmement, il conviendrait de tenir compte des conditions sociales, sanitaires et de travail des étudiants. Les étudiants semblent subir de plein fouet la crise et des fractures numériques, sanitaires et sociales importantes que l’on ne peut ignorer sont à traiter d’urgence dès la rentrée prochaine. L’après COVID-19 est à dessiner en prenant en compte les urgences estudiantines. Quatrièmement, enfin, les programmes doivent s’adapter aux préoccupations et aux caractéristiques des nouvelles générations (X, Y et Z)[2] – à la tête desquelles arrivent aujourd’hui les préoccupations environnementales, climatiques et de justice sociale. Cette jeunesse admet des aspirations qui sont mal ou peu prise en comptes par les programmes de formation. Ces aspirations touchent aussi bien les contenus que la forme de l’enseignement. L’ère d’après COVID-19 devrait les refléter clairement.
- L’ère post covid-19 invite à opérer un changement organisationnel profond du modèle d’enseignement supérieur !
Il aurait fallu deux décennies et une crise sans précédent pour parler du changement organisationnel profond dans l’enseignement supérieur. Nos formats de cours, nos modes de transmission des savoirs, notre rythme d’enseignement, le rythme et les modalités des examens, le rapport enseignant-étudiant ne sont plus adaptés à l’époque moderne et au 21 ème siècle[3]. La crise du confinement a mis à nu ce modèle désuet et inadapté !
Une des réponses les plus importantes au paradoxe de la productivité de Robert Solow[4] – selon lequel l’équipement informatique a progressé partout alors que la productivité est restée inchangée – est l’absence de changement organisationnel profond pour accompagner le déploiement de ces technologies. En effet, pour obtenir le dividende digital, il est important de changer l’organisation interne des universités. Or, force est de constater que le modèle d’organisation de l’université est resté identique à lui-même, depuis les années 1970. Il n’a été retouché que de manière cosmétique.
Alors même que la technologie a progressée de partout et que la rupture ne cesse de se manifester dans les secteurs productifs, le changement organisationnel est resté trop faible pour permettre aux universités de tirer profit pleinement des apports des nouvelles technologies (Ben Youssef et Rallet, 2009)[5]. Ceci a conduit, dans certains cas, à une désorganisation profonde de l’expérience d’apprentissage[6]. Un exemple parlant de cette désorganisation concerne la répétition, dans certaines universités, de certains cours en mode leçon magistral, alors même que la majorité des étudiants ont des supports numériques des leçons (supports obtenus par les anciens étudiants ou à partir de l’Internet). Bonjour l’ennui ! Pire, les étudiants ayant subis des cours en mode « copier-coller », sont alors eux-mêmes tentés par rendre des devoirs en mode « copier-coller ». Une dégradation des interactions est alors perceptible et des étudiants exaspérés par ces expériences se comptent par dizaines de milliers.
La forme des examens, le rythme des interactions…nécessitent des changements profonds !
Dans la plupart des universités, les contraintes logistiques sont la variable clé. On recourt alors à des interactions hebdomadaires d’une séance de 3 heures pour les cours magistraux et de 1H30 pour les séances de travaux dirigés ou les T.P. Dans le même temps, les locaux sont inexploités pendant 60% du temps ! Cela n’a pas bougé depuis un demi-siècle, alors même que l’attention des usagers a changé et les technologies digitales sont pour beaucoup dans ce changement ! Les sciences cognitives ont montré un profond changement dans notre manière d’apprendre avec ces nouvelles technologies. La variable clé est devenue alors l’attention. Or il est difficile de garder l’attention de nos étudiants plus de 45 minutes en général…à quoi bon les ennuyer pendant 3 heures ?
Les écoles de commerce et les universités privées, poussés par une plus grande prise en compte de leurs utilisateurs-payeurs, ont mieux adapté l’expérience d’enseignement et ont davantage modifiés leurs programmes que les universités publiques. Les innovations sont perceptibles sur les formes et le contenu des interactions. L’université publique est restée prisonnière d’un débat idéologique de la période de la guerre froide, d’un syndicalisme peu efficace, d’une marginalisation de la prise en compte des étudiants dans la définition du modèle éducatif et de formes de gouvernance à la marge des évolutions technologiques. La rupture est davantage un concept qu’une pratique. L’accumulation de capital technologique depuis 30 ans dans les universités n’a eu aucun impact sur l’amélioration de la qualité de l’éducation ! Pire, une véritable évaluation de cette politique manque à mon sens (Ben Youssef, Dahmani et Ragni, 2020)[7]!
La rupture (disruption) sera le maître mot de la prochaine période (post COVID-19). Dès lors que le confinement a imposé un enseignement à distance généralisé (souvent improvisé et bricolé). Il convient de constater que certaines barrières sont tombées et de nombreux réfractaires sont passés à ce nouveau modèle par obligation et nécessité. Certaines expériences ont été des réussites. Les étudiants ont même pris goût aux webinaires et ont participé activement en fonction de leurs intérêts. Mais le manque de socialisation a été criant et la nécessité d’interactions physique a manqué. L’hybridation des cours est à généraliser et il est temps de réinventer de nouveaux rythmes qui s’adaptent mieux aux contraintes des étudiants et à la logique du nouveau monde.
Un des points les plus importants à revoir dans ce changement organisationnel concerne les examens et les régimes d’examen. En effet, les examens et les certifications sont à repenser ! La logique des sessions d’examen est peut-être révolue. Les cours massifs à distance (MOOCs) ont montré qu’une approche modulaire pourrait être plus souple et que la certification devrait être ouverte sur toute l’année universitaire. Mieux, il est temps d’imaginer plus de sessions sur une année universitaire et de faire éviter des redoublements inutiles. Il est possible d’exploiter toutes les périodes de l’année. L’organisation des examens pose un problème logistique important, en général. Or, il a fallu être innovant pour sauver cette année universitaire et de nouvelles modalités de certifications des compétences ont été adoptées. Elles sont peut-être des prémisses à ce que pourrait être la future certification des compétences dans le système universitaire.
D’autres aspects de ce changement organisationnel profond ne peuvent être débattus ici mais sont aussi nécessaires à mettre en œuvre rapidement.
- Les enseignants universitaires sont les acteurs et/ou les freins au changement organisationnel et à la mise en place des ruptures technologiques !
Les travaux académiques montrent de manière très claire l’importance du profil de l’enseignant sur la réussite aux examens des étudiants. Les enseignants ne sont pas uniquement des vecteurs de diffusion des savoirs, ils sont également des modèles et des inspirateurs pour leurs étudiants. Lors d’un projet européen au début des années 2000 (ELENE-TT), j’ai eu l’occasion de travailler sur l’identification des compétences nouvelles à acquérir par les universitaires pour un usage efficace des technologies digitales. A l’époque, quinze ans en arrière, nous avons identifié plus de cinquante nouvelles compétences !
Utiliser de manière efficace les nouvelles technologies nécessite des processus d’apprentissage organisé et des processus d’apprentissage informels[8]. Cet apprentissage actuel n’est pas organisé et est laissé à la bonne volonté des enseignants. Souvent mis en place de manière inadapté aux besoins exprimés et pensé de manière pyramidale selon une conception unilatérale par les gouvernances universitaires[9].
Le facteur déterminant du non-changement est lié au système des incitations et de rémunération qui ne prend pas en compte de manière explicite l’activité de l’enseignant dans l’espace numérique – dont l’investissement en temps est élevé. En effet, les interactions en ligne et le temps passé avec les étudiants en ligne n’est pas pris en compte dans le décompte des heures de travail (services). L’effort est faiblement récompensé et est laissé au bon vouloir des enseignants. Aucune obligation légale de répondre aux courriels et à la continuité de l’activité pédagogique en ligne. Or cet apprentissage asynchrone est devenu une forme dominante de l’apprentissage.
L’innovation pédagogique est comprise de manière anecdotique. En l’absence de modification substantielle des incitations, le changement n’a pas eu lieu. Mais le contexte du COVID19 a fait évoluer les choses de manière rapide ! On ne parle plus d’heures d’enseignement devant les étudiants de manière physique ! Une véritable révolution dans le milieu universitaire. Une équivalence explicite entre enseignement en interaction présentiel et enseignement en ligne a été adopté partout dans le monde. Et l’enjeu, c’est la découverte de la richesse et la complexité de passer à d’autres formes d’apprentissage. Trois heures sont une éternité en ligne ! Les étudiants ne sont pas homogènes et il est nécessaire de différencier et individualiser les apprentissages. Les apprentissages en mode asynchrone sont importants, aussi important que les apprentissages synchrones. La maîtrise des outils a été accélérée et l’acquisition de nouvelles compétences une nécessité.
Ce changement est également poussé par les étudiants ; Dès lors que les générations X, Y et Z se sont mises à se manifester devant les enseignants, dès lors que le niveau l’équipement a atteint des records, il a fallu alors s’adapter. C’est encore cette logique d’adaptation qui prévaut et non pas une modification de l’expérience d’enseignement selon une nouvelle approche (participative, interactive centrée sur l’apprenant).
Le secteur de l’enseignement supérieur est autogéré par les enseignants eux-mêmes. Ils définissent les normes, les modes de régulation, les modalités de recrutement et de gouvernance. C’est un avantage et une limite forte. Car de leur conviction et perception de la technologie dépendent les usages. Or, force est de constater que la perception des avantages progresse faiblement, y compris après quatre générations de technologies digitales. Ceci me fait penser à la perception des responsables des départements des systèmes informatiques du cloud computing dans les années 2010 !
En cette période de crise, lorsque l’apprentissage a évolué en ligne, il est obligatoire de mettre à niveau les compétences des enseignants et leur disposition à s’engager dans des plateformes numériques et à reformuler les modèles d’apprentissage pour tirer le meilleur parti des ressources et des outils numériques. La rentrée 2020/2021 est une rentrée qui devrait être sous le signe du changement organisationnel et changement de méthode avec un apprentissage accéléré pour les enseignants.
L’épisode du COVID-19 n’est qu’unprémisse à un changement d’ère…surtout pour l’enseignement supérieur. Même si cela n’a pas été prévu, les établissements d’enseignement deviennent des « établissements d’enseignement virtuels » et leur fonction ne sera pas comme d’habitude dans un avenir proche. Le Post Covid-19 est une excellente occasion de transformer le système d’enseignement supérieur. Les établissements d’enseignement supérieur devraient saisir cette opportunité pour se transformer et les enseignants devraient être prêts à s’adapter ces changements. Les enseignants ne devraient pas voir les changements qui se sont produits pendant la crise de confinement comme « juste un changement », mais comme un changement dont dépend fortement le succès du futur enseignement supérieur.
[1] Les implications des TIC sur le secteur de l’enseignement supérieur (numéro spécial Réseaux, 2009), Ben Youssef, A. et Rallet, A (2009) “Les enjeux de la numérisation de l’enseignement supérieur en Europe”, Réseaux, N°155, Vol. 27 juillet/septembre 2009, pp. 9-20.
Ben Youssef Adel, David Castillo et Mikäel Sjoborg (2008) Economics of E-LEARNING – UOC editions CARCELONA (Avec) (2008)
[2] La génération X sont des personnes nées entre 1965 et 1981, connues pour des valeurs telles que l’individualisme, l’ambition et la dépendance au travail qui se transforment en bourreau de travail. Ils grandissent au cours de l’évolution technologique. La génération Y sont des personnes nées entre 1982 et 1994, connues sous le nom de “digital natives” car la technologie fait partie de leur vie quotidienne. La génération Z fait référence à la génération qui est née entre 1996 et 2010, après les milléniaux. Cette génération a été élevée à l’Internet et aux médias sociaux et leur mode de vie est influencé par les technologies.
[3]Ben Youssef, A. et Dahmani, M. (2008) “The impact of ICT’s on students’ performance in Higher Education: Direct effects, indirect effects and Organizational change”. University and Knowledge Society Journal (RUSC), Vol. 5, N°1, Mars, pp. 45-56. 2008.
[4]Solow, Robert M. 1987. “We’d Better Watch Out.” New York Times Book Review, July 12, 36.
[5]Ben Youssef, A. et Rallet, A (2009) “Les enjeux de la numérisation de l’enseignement supérieur en Europe”, Réseaux, N°155, Vol. 27 juillet/septembre 2009, pp. 9-20.
[6]Ben Youssef, A. et Ragni, L. (2008) “Uses of Educational Information and Communication Technologies: from Digital Divides to Digital Trajectories”. University and Knowledge Society Journal (RUSC), Vol. 5, N°1, Mars 2008, pp. 70-82. 2008.
[7]Ben Youssef, A. Dahmani, M, et Ragni, L. (2020) Technologies de l’information et de la communication, compétences numériques et performances académiques des étudiants, Working Paper GREDEG 2020-26.
[8]Ben Youssef, A., Ben Youssef H., et Mounir Dahmani (2013) “Higher Education Teachers E-skills and the Innovation Process” International Journal of Computer and Information Technology, Mars 2013, Vol. 2. Issue 2. Pp. 185-195
[9]Ben Youssef, A. et Hadhri, W., (2009) «Les dynamiques d’usage des TIC par les enseignants universitaires: les enseignements d’une enquête mené en France». Réseaux, N°155, Vol. 27 juillet/septembre 2009, pp. pp. 25-54. (Avec Walid Hadhri).