Loi antiterroriste: Entre failles, urgence et attentes

Soumis depuis plus d’un an à l’ANC, qui a différé sa discussion à plusieurs reprises jusqu’à le léguer à l’ARP, le projet de loi antiterroriste n’est toujours pas adopté en raison des tergiversations des uns et des autres. Pourtant, les forces armées et de sécurité – en première ligne de cette guerre menée contre le terrorisme – et l’appareil judiciaire se retrouvent presque paralysées, alors que le projet poursuit sa balade entre pas moins de quatre commissions de l’ARP dont trois à titre consultatif, et la commission de la législation générale.

Aux dernières nouvelles, on affirme qu’elle sera votée le 25 juillet.

Première impasse : droits et libertés
« L’opinion publique, y compris l’élite, diabolise les libertés. Vu les circonstances, elle les considère comme secondaires et en contradiction avec la lutte antiterroriste. Dans les pays développés, les libertés sont perçues comme un moyen de lutte contre l’extrémisme en raison de leur apport dans l’épanouissement de l’individu. Quand on comprend le véritable sens de la liberté, on comprend qu’il s’agit du respect de l’autre et de soi même. Il ne faut pas établir de lien entre la liberté et le terrorisme », explique la présidente de la commission des Droits et Libertés, Bochra Belhaj Hmida.
En effet, l’opinion publique, met la pression pour faire adopter la loi antiterroriste et exige que la priorité soit donnée à la lutte contre le terrorisme, même au détriment de certaines libertés qu’elle refuse aux terroristes, semeurs de la mort. Certains vont jusqu’à considérer les libertés comme des sources de problèmes à l’instar des protestations et des grèves qui vont parfois jusqu’à l’affrontement entre forces de l’ordre et manifestants. Et quand il s’agit de droits des prisonniers et de la torture, beaucoup souligneront qu’il n’y a pas de Droits de l’Homme quand l’Etat est menacé. Le retard qu’a pris la loi, à cause de certains points relatifs à ce volet, comme la garde à vue, l’écoute, la torture ou la définition du terrorisme a exaspéré l’opinion publique. Bochra Belhaj Hmida explique cela en soulignant «avoir repris les articles de la loi relatifs à la peine de mort et la définition du terrorisme afin qu’il n’y ait pas d’équivoque dans l’interprétation de la loi par les pouvoirs publics et qu’elle n’englobe pas des actes qui ne sont pas des actes terroristes. La commission a cherché à établir un équilibre pour que la lutte antiterroriste ne touche pas aux protestations sociales, à l’opposition et à la liberté d’expression. Il est vrai que le discours accusateur de mécréance et d’apostasie n’est pas incriminé alors qu’il ne s’agit pas de liberté d’expression puisqu’il incite au meurtre dans les normes et le langage propres aux fondamentalistes, mais le problème est qu’aujourd’hui, la Constitution regroupe des principes qui sont restés sans contenu. Les lois se font sur la base d’un débat très large qui n’a pas eu lieu, chacun croit que la liberté lui est exclusive et qu’il peut contrôler l’autre. Il n’y a pas de loi qui condamne le racisme, la misogynie et tout discours extrémiste. »
La loi antiterroriste se doit certes d’être sévère, mais certaines craintes se font entendre. Neuf organisations non gouvernementales ont critiqué le projet de loi antiterroriste et pointé du doigt la garde de vue de 15 jours sur simple accord du procureur et sans comparution devant un juge. Pendant ce délai, le suspect ne serait pas autorisé à communiquer avec un avocat ou avec sa famille, ce qui accentue le risque de mauvais traitement ou de pratique de torture.
Les ONG pointent aussi la peine de mort. Le projet de loi prévoirait la peine de mort pour toute personne inculpée d’acte terroriste ayant entraîné la mort, allongeant ainsi la liste des actes sanctionnés par la peine capitale selon le droit national, alors qu’en fait la Tunisie observe un moratoire sur les exécutions depuis 1991. Le projet de loi conserve également quelques-uns des défauts du texte proposé précédemment, dont sa définition vague et ambiguë du terrorisme qui laisserait au gouvernement la possibilité de réprimer toute une partie des libertés protégées à l’échelle internationale. Une lettre ouverte a été adressée à l’ARP pour dénoncer les mesures jugées abusives et répressives dans le projet et exigeant leur modification. « La lutte antiterroriste ne peut s’avérer efficace selon ces ONG si elle ne respectait pas les droits fondamentaux ».
Cet avis a été appuyé par la commission des droits et des libertés. D’ailleurs, Bochra Bel Haj Hmida souligne « La commission craint d’abord de voir des personnes innocentes accusées d’actes terroristes seulement car elles se sont trouvées au mauvais endroit au mauvais moment. On craint aussi que la loi soit instrumentalisée pour réprimer l’opposition politique. Une garde à vue illimitée accroit la probabilité de recourir à la torture. Au-delà du non respect de l’intégrité physique de l’accusé, la torture a prouvé son inefficacité. Une personne torturée n’avoue que ce que l’instructeur veut entendre et ne dit qu’une partie de la vérité. L’opinion publique quant à elle ne condamne pas la torture justifiant cela par la volonté d’obtenir des informations pouvant aider dans une enquête sur un acte terroriste pouvant mener jusqu’aux commanditaires de l’acte et son financement».

Une législation s’impose
Les services de renseignement ont été pointés du doigt suite aux attentats du Bardo et de Sousse, accusés de n’avoir pas collecté assez d’informations sur les cellules existantes en Tunisie pour découvrir leurs plans et prévenir leurs actes. Seulement, et pour mener à bien leur mission, un système d’écoute, de surveillance et de suivi des accusés est nécessaire en plus d’un contrôle financier et des enquêtes approfondies (…). Tout cela est mentionné dans le projet de loi antiterroriste qui malheureusement tarde à voir le jour.
La décision de décréter l’état d’urgence a facilité les opérations antiterroristes et garanti plus de protection aux institutions publiques avec un meilleur déploiement des forces armées. Cela a certes élargi le champ d’intervention sécuritaire et militaire, mais, le cadre juridique manque toujours certains éléments. S’agissant de l’écoute, par exemple, le président de la commission de l’administration et des forces armées, Jalel Ghedira explique « on a inclu la proposition de ne plus limiter la durée de l’écoute et du contrôle des réseaux sociaux et des suspects. La loi permet une durée de huit mois, (quatre mois renouvelable une seule fois). Les avis des autres commissions sont encore partagés sur ce point. Certains députés pensent qu’il ne faut pas ouvrir la voie devant une manière excessive et sans limite de l’écoute et du contrôle. Or, l’expérience a démontré que les autorités ont pu coincer des terroristes des années après les avoir détecté et pisté, et donc soumis à l’écoute et au contrôle. Ce système peut prendre beaucoup de temps. On doit renforcer le contrôle judiciaire sans lui fixer une limite ».
La commission d’administration et des forces armées a aussi émis un avis sur la commission nationale de lutte contre le terrorisme présidée par un juge. « Il vaudrait mieux qu’elle soit présidée par une personnalité nationale, experte en la matière, mais pas forcément un juge » souligne encore Jalel Ghedira.
Et pour répondre aux déclarations du ministre de la Défense sur les failles existantes, le président de la commission de l’administration et des forces armées explique « il n’existe pas de loi, en Tunisie, qui organise le conflit armé en dehors de l’état de guerre. La guerre dans son sens classique est réglementée selon des droits internationaux et nationaux, mais la guerre antiterroriste est une autre sorte de bataille et nous avons un vide juridique la concernant. Nous avons proposé qu’une loi soit élaborée dans ce sens. Cette loi protégerait par exemple un militaire ou un agent de sécurité qui tire sur une personne suspecte ayant refusé de s’arrêter et qui s’avère ensuite innocente. Elle les protégerait aussi au cas où un citoyen est accidentellement touché lors de tirs sur une personne ou une voiture suspecte. Nous procéderons selon les cas de figure, en étudiant chaque cas afin d’offrir la possibilité d’agir et d’intervenir à nos forces armées. »

Le financement du terrorisme
Le blanchiment d’argent est l’un des vecteurs de financement du terrorisme. Complicité bancaire, investissements fictifs ou encore dons aux associations (…) les méthodes se multiplient pour blanchir l’argent, cacher sa provenance et tromper sur sa destination. La commission des finances au sein de l’ARP a travaillé sur un rapport comportant un ensemble de rectifications, dans les termes, les définitions ou autres détails relatifs à la loi de finances afin de prévenir tout financement des cellules terroristes.
Aux réseaux classiques de blanchiment d’argent, s’ajoutent la contrebande, mais aussi un réseau de changes sur les frontières sud avec la Libye, à Ras Jedir et Ben Guerdane et dans d’autres passages qui restent incontrôlables. Aujourd’hui, la lutte antiterroriste appelle à une mobilisation sur tous les fronts et à tous les niveaux.

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