Migration des professionnels de santé : Quels défis et quelles solutions ?

En quête perpétuelle de stabilité et de prospérité après plusieurs années de difficultés socio-économiques majeures, la Tunisie se trouve à la croisée des chemins, confrontée à un défi de taille, celui de la fuite des cerveaux. Alors que les difficultés économiques persistent, ce phénomène prend une ampleur préoccupante, touchant de plein fouet les professionnels de la santé. De plus en plus nombreux à quitter le pays, ces professionnels sont attirés par des perspectives prometteuses à l’étranger.

 Bien que les professionnels de la santé contribuent activement au développement du pays en y apportant des devises, en développant de nouvelles compétences et en véhiculant une image positive de la Tunisie à l’étranger, leur départ, relativement massif, constitue un enjeu majeur tant sur le plan économique que sur celui de la qualité des services de santé offerts aux citoyens. Le manque de personnel dans certaines disciplines médicales et paramédicales menace désormais tout le système national de santé. Cette migration met en péril les performances et l’équilibre de ce système, d’où l’impérieuse nécessité de s’y pencher sérieusement afin d’élaborer une analyse approfondie et de proposer des solutions efficaces pour relever ce défi de taille.
Dans ce contexte, et pour mieux comprendre le phénomène migratoire parmi les professionnels de la santé, l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES) a élaboré une étude approfondie intitulée « Migration des professionnels de la santé : défis pour le système de santé tunisien ». Cette étude, couvrant la période 2011-2023, avait pour objectif d’évaluer l’ampleur et les motivations de cette migration, de cartographier les initiatives internationales pour y remédier et d’en analyser les impacts, ainsi que de formuler des recommandations pour une politique socio-économique efficace et une coopération internationale accrue dans le domaine de la mobilité des professionnels de la santé.
Réalisée par Noureddine Bouzouaya, Ines Ayadi et Rym Ghachem Attia, cette étude s’est reposée sur diverses méthodes, telles que l’analyse des données, des études de cas, des entretiens avec des professionnels de la santé tunisiens ayant migré, ainsi qu’une enquête menée auprès d’un échantillon représentatif de médecins et d’infirmiers exerçant en Tunisie.

ATCT : 72% des coopérants sont des professionnels de la santé
En se référant aux données de l’Agence tunisienne de coopération technique (ATCT), l’étude a souligné que le nombre de coopérants dans le domaine de la santé progresse à un rythme plus soutenu que celui de tous les secteurs confondus. Entre 2016 et 2022, le taux de croissance annuel moyen des coopérants dans le domaine de la santé s’établit à 8%, comparativement aux 5% pour l’ensemble des domaines. Sur la période allant de 2009 à 2022, le nombre de recrutements via l’ATCT a enregistré une croissance annuelle moyenne de 11%, avec une accélération notable pour les professionnels de la santé tels que les infirmiers, les techniciens supérieurs, les sages-femmes, montrant un taux moyen annuel de 14%.
Selon la même source, les professionnels de la santé, notamment les infirmiers, les techniciens supérieurs et les sages-femmes, représentent en moyenne 72% de l’ensemble des recrutements, tandis que les médecins spécialistes représentent en moyenne 21%. En outre, jusqu’à avril 2023, la part des recrutements dans la catégorie des «personnels de la santé» dépasse 92% du total des recrutements dans le domaine de la santé. 

L’Allemagne, première destination des professionnels de la santé
Concernant les pays d’accueil, l’étude a noté que l’Europe et le Canada ont enregistré les taux de croissance les plus élevés en termes de recrutement, avec respectivement 22% et 21% en moyenne annuelle sur la période 2009-2022. En revanche, les pays arabes et l’Afrique ont connu un taux de croissance annuel de recrutement modeste, respectivement de 4% et 5% au cours de la même période.
Dans ce contexte, l’Europe demeure la destination privilégiée, en particulier l’Allemagne, qui se distingue avec le taux de croissance le plus prononcé pour la catégorie des «personnels de la santé», affichant une moyenne annuelle de 21% entre 2009 et 2022. Le Canada suit de près avec un taux de croissance annuel moyen de 20% sur la même période, suivi par l’Afrique avec 10% et les pays arabes avec un taux de 7%.
Depuis 2019, l’Allemagne s’est solidement établie comme le choix privilégié des professionnels de la santé, avec une croissance moyenne annuelle de 50% entre 2019 et 2022.
Citant une enquête menée par l’Institut des métiers de santé (IMS) et présentée lors du Salon des métiers de la santé en juin 2023, l’étude a signalé qu’en 2022, sur les 459 coopérants recrutés en Allemagne, 93% sont des professionnels de la santé. Quant aux infirmières et aux sages-femmes, les destinations les plus populaires sont principalement l’Allemagne (47%), l’Arabie saoudite (12%), le Qatar (12%), les Émirats arabes unis (6%) et la France (6%).

 Les dessous de la migration des professionnels de la santé sous la loupe
S’agissant des motivations de la migration croissante des professionnels de la santé, cette étude a mis en évidence que le phénomène de la migration des professionnels de la santé est complexe, ajoutant que les motivations sont multifactorielles et étroitement liées à l’instabilité économique, sociale et politique qui a caractérisé la Tunisie ces dernières années. Cette instabilité a exacerbé la tendance à la hausse de la migration des professionnels de la santé qualifiés. Les pressions économiques, le manque d’infrastructures, ainsi que l’insécurité sociale et professionnelle sont autant de facteurs qui ont contribué à justifier cette tendance inquiétante. En outre, d’autres éléments tels que les opportunités professionnelles restreintes, les salaires peu attrayants, les conditions de travail difficiles, le manque d’équipements médicaux et les problèmes liés aux conditions de vie et de travail ont également joué un rôle significatif.Haut du formulaire
Citant l’étude de l’ITES sur la migration des Tunisiens hautement qualifiés, elle a souligné qu’il y a des facteurs communs à tous les émigrés qui sont liés aux conditions économiques et politiques de la Tunisie, les salaires et les conditions de travail, ainsi que les facteurs d’attraction dans les pays d’accueil.

 Les motivations se multiplient, un seul choix
D’autres facteurs sont spécifiques à la migration des compétences hautement qualifiées, à savoir la satisfaction des ambitions dans le domaine de la recherche ainsi que dans le domaine professionnel (avancement de carrière) ou la recherche d’un autre mode de vie.
Bien qu’étant nombreux, les facteurs influençant la décision ou l’intention de migration peuvent être classés en trois groupes de niveaux macro, méso et micro.
«  En se référant à la pyramide de Maslow, l’étude souligne que ces facteurs répondent au besoin de sécurité personnelle (niveau 2), à l’acceptation sociale (niveau 3), au besoin d’améliorer les opportunités éducatives et professionnelles, à l’estime de soi (niveau 4), ainsi qu’au besoin d’amélioration continue (niveau 5). Les besoins physiologiques de base en matière de nourriture et de logement (niveau 1) sont généralement satisfaits pour les professionnels dans leurs pays d’origine », a noté l’étude.
L’ampleur grandissante de la migration des professionnels de la santé mise en lumière dans cette étude constitue donc un défi majeur pour la Tunisie. Cependant, au milieu de cette préoccupation croissante, une lueur d’espoir commence à se dessiner. Cités par l’étude de l’ITES, les résultats de l’analyse menée par Khaoula Boughizene (doctorante) révèlent que la plupart des personnes interrogées envisagent de retourner en Tunisie.
Motivés par des facteurs tels que l’amélioration de la situation économique, des conditions financières et familiales, ainsi que la garantie d’une éducation de qualité pour leurs enfants, ces professionnels de la santé précisent que leur migration est souvent temporaire.
Bien que certains facteurs puissent ralentir le rythme de la migration parmi les professionnels de la santé, il est clair que ces paramètres ne suffisent pas à restaurer l’équilibre du système de santé et à répondre de manière adéquate aux besoins croissants de la population.
Sur la base des conclusions tirées, l’étude de l’ITES considère qu’il est impératif que le gouvernement tunisien mette en place des politiques visant à retenir et à encourager les professionnels de santé qualifiés à rester en Tunisie. Cela nécessite une vision stratégique globale, impliquant la participation et la collaboration de divers acteurs, et ne peut se réaliser en vase clos.

 Quelles solutions pour freiner la migration des professionnels de la santé ?
Basé sur les observations précédentes, le plan d’action proposé dans cette étude, visant l’horizon 2030, adopte une approche pluridisciplinaire qui combine plusieurs fonctions pour garantir la viabilité du système national de santé.
Formulé dans le cadre d’une vision unificatrice et mobilisatrice des acteurs clés à partir de sept variables déterminantes motivant la migration des professionnels de la santé tunisiens, ce plan se présente sous la forme d’environ 50 mesures opérationnelles pour mettre en œuvre les orientations stratégiques, dans le but d’atténuer ce phénomène migratoire.
L’étude note que la stratégie de rétention doit être examinée dans un contexte de mondialisation croissante, où les aspirations des individus à une meilleure vie via la migration entrent en conflit avec la dimension politique. Pour y parvenir, surtout en ces temps de crise, plusieurs mesures s’imposent.
Pour l’État, la mise en place de politiques visant à retenir et encourager les professionnels de la santé qualifiés à rester en Tunisie est primordiale. Ces politiques doivent être élaborées dans le cadre d’une vision stratégique inclusive, impliquant la participation de divers acteurs. Cela nécessite le renforcement de l’autorité de l’État en tant qu’acteur principal et la mise en œuvre du Plan triennal 2023-2025 ainsi que de la Politique nationale de santé Horizon 2030 issue du Dialogue sociétal. Il est également crucial de mettre en place un Observatoire des ressources humaines en santé et d’établir une stratégie statistique institutionnelle pour améliorer les données sur les flux migratoires.
Augmenter progressivement la part du budget du ministère de la Santé dans le budget de l’État, accélérer le processus de certification des structures sanitaires et promouvoir le partenariat public-privé sont également des mesures importantes. De plus, il est nécessaire de réviser les lois régissant l’exercice de la médecine et de créer des opportunités pour les professionnels de la santé, notamment en attirant les IDE et IDN dans les domaines émergents de la santé.
Enfin, l’étude souligne la nécessité d’augmenter la part du budget de la recherche nationale et de développer les cabinets de groupe et le tutorat pour soutenir le secteur de la santé.
Pour les professionnels de la santé qui envisagent de migrer ou qui ont déjà émigré, cette étude a souligné la nécessité de mettre en place des mesures visant à améliorer leur satisfaction au travail.
L’étude souligne l’importance de fournir des conditions de travail favorables, des perspectives de carrière attrayantes, des programmes de formation continue, des avantages sociaux compétitifs et une rémunération équitable. Elle souligne également l’importance de reconnaître leur travail et de leur apporter un soutien émotionnel pour renforcer leur engagement et les inciter à rester en Tunisie.
Pour les pays d’accueil, l’étude recommande la mise en place d’une gestion efficace des flux migratoires, notamment en établissant des accords bilatéraux «gagnant-gagnant» pour assurer un suivi et une régulation appropriés. Parallèlement, la négociation de l’indemnisation des frais engagés par le pays d’origine pour la formation des professionnels de la santé revêt une importance capitale dans le cadre de la coopération. Enfin, promouvoir la migration circulaire peut favoriser un échange de compétences mutuellement avantageux pour toutes les parties impliquées.
La montée en flèche de la migration des professionnels de la santé représente un défi majeur pour la Tunisie, menaçant l’équilibre de tout un système de santé. Cependant, cette situation n’est pas irrémédiable. En adoptant une approche globale et participative, le pays peut atténuer ce phénomène et renforcer la rétention des professionnels qualifiés pour garantir un système de santé durable et de qualité pour l’ensemble de la population.

Les raisons de la migration des professionnels de santé ici

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