Philosophie brute* par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)

 

Alain Guyard est philosophe dans le registre forain. Bonimenteur de métaphysique, décravater de concepts, faisant dans la pensée comme un comice agricole fait dans le bestiau un jour de foire à l'andouille, ainsi qu'il se présente lui-même.

Il a fait un livre drôlement sérieux, turbulent, énervé, réjouit : qui donc a décrété que la philosophie devait être obscure, compassée, docte, hautaine ou même tendance ?

Son but : Mettre la philosophie dans tous ses états, hors les murs de l’université et du lycée, loin des intellectuels maniérés et poseurs. La mettre dans les prisons, les hôpitaux, les bistros, les concerts, les quartiers, au fond des grottes et dans la rue. Plus que démocratiser la philosophie, ce qui la rendrait militante citoyenne, café philo, sextoy culturel pour bobos « branchouillés ». Mais la vulgariser, c’est-à-dire la ramener à sa dimension charnelle, dérangeante, remuante, faisant irruption là où on ne l’attend pas, causant à tous les hommes, même aux humbles sans grade et sans diplôme. Surtout à eux.

Ces 33 leçons de philosophie commencent par Socrate (philosophe de comptoir) se poursuivent avec Hegel (de bois), Guy Debord (et le comique du situationnisme), Foucault (skinhead d'ultragauche)…

Chacune est suivie de travaux pratiques destinés à s'assurer que le cours théorique a été compris (à propos de Diogène, la consigne est : Assiste à une corrida, et dans un grand silence, lève-toi dans l'arène et encourage le taureau) et que les prémices sont acquises : la philosophie procède de la plus vertigineuse des libertés, elle se prémédite et se commet sans bienséance ni compromis ; elle se convoite et elle se gagne comme un butin.

Autant dire que l'on ne va pas se laisser impressionner par les autorités sévères ou les gigolos médiatiques qui mieux que les autres et, comme à l'ordinaire pour le plus grand bien de tous, savent comment et sur quoi raisonner.

Ni référence, ni révérence. Ni troupeau, ni berger. L’ironie soignée, la pointe d’autodérision, l’insolence indispensable pour philosopher à la ronde sont des ingrédients rares depuis toujours.

Le bon François Rabelais raillait voilà presque cinq siècles, les sorbonagres et sorbonicoles, commentateurs de commentaires, puisant dans un jargon mal maîtrisé l’apparence du haut savoir et les agréments de la cuistrerie.

Heidegger passe volontiers pour un auteur rude obstiné à dire l’indicible, bref le prototype du philosophe allemand. Le récent  Dictionnaire Martin Heidegger (éditions du Cerf) pourrait aider à reconnaître un itinéraire parmi les chemins qui ne mènent nulle part tracés par ce géant de la pensée. Il ne le permet pas : nombre des 600 entrées de ce vocabulaire polyphonique sombrent dans un verbiage cuirassé d’archaïsmes et de néologismes fantasques. Il y a des postérités plus enviables.

Et des vies en philosophie plus hardies.  Lors d'une mémorable bataille de cerises et d'idées, Hannah Arendt dit à Günther Anders, Tu nous détruis vraiment tout !  Anders que Heidegger tenait pour un littérateur de l’asphalte répliqua, « A quoi bon sinon la philosophie ? ».

 

Sur les pas de Descartes

Il y aurait le monde de la vie et le monde des idées. La plume serait plus puissante que l'épée… Balivernes.

Ce sont la même chose. Il est plaisant d’accompagner Alain Guyard dans les pas de René Descartes. Descartes auteur d'un traité (perdu) d'escrime, mercenaire sur les champs de bataille, usant en métaphysique de la même technique qu'à la bataille, passer sous la garde de l'adversaire pour lui porter le coup décisif : énoncer la suprématie du sujet, séparé du monde, de la tradition, du clan, de la tribu, des influences astrales…

A. Guyard ne s’embarrasse pas de patente. Il place au même rang  Platon, Hobbes, Nietzsche et d'autres moins attendus, G. Orwell dans la dèche,  A. Jacob, monte en l'air dandy, S. Livrozet, voleur militant, Mohammed X, incarcéré pour actes de torture et tentative d'homicide avec barbarie qui découpe les Fleurs du mal pour refaire la littérature avec les bouts.

Il y a enfin, Albert Cossery qui vécut plus de 60 ans à l'Hôtel La Louisiane et qui écrivait (pas plus d'une phrase par jour) pour que ses lecteurs n'aillent plus travailler.

Cossery a déboulé. Ou plus exactement, d'abord il y a eu un nimbe bleuté, un brouillard de mille et une nuits duquel allaient sortir mille et un djinns. Une odeur de tripot et de fumerie d'opium… La silhouette s'est avancée doucement dans la salle. Un renard en costume de lin blanc cassé, avec une mastarde goldiche au bord des lèvres, à la Humphrey Bogart… Il s'est assis avec une lenteur pharaonique, sans autre bruit que le froissement de ses étoffes… Ce type se déplaçait dans cette bibliothèque de banlieue pour la première fois de sa vie, mais avec la grâce évidente de celui qui se sait chez lui. Il y évoluait avec une nonchalance princière. Alors, j'ai compris que pour Cossery, où qu'il aille, le monde était son palais.

On ne se méprendra pas sur le ton direct et populo de ces leçons. Contre les idées reçues qui réduisent l'argot à un parler superficiel, il peut s'avérer à la fois fort sérieux et d'une élégance à côté de laquelle il est facile de passer.

Appliqué aux choses ésotériques et sacralisées, il contient une charge  spirituelle, humoristique, facétieuse et même cruelle qu'on ne peut réserver par privilège aux seules analyses distanciées. Il souligne les vanités et dévoile les opérations de contrebande idéologiques.

Enfin contre les positions élitistes, intellectualistes, moralisatrices… ce choix de la langue dite verte témoigne d'un esprit de souveraineté en quête d'une philosophie brute.

Brute comme brute de décoffrage, brute comme brute épaisse. Car il y a toute une palanquée de bonhommes et de bonnes femmes qui, d'un coup, se sont retrouvés les paupières déchirées par la toute présence du monde, la crudité du réel, sa vacharde beauté, sa très glandilleuse énigme, et ça leur a donné envie d'en découdre avec tous ceux qui nous font croire qu'il y a plus urgent à faire que vivre absolument.

On le sait depuis Empédocle au moins, la philosophie a quelque chose à voir avec la pompe. Un témoignage tardif rapporte qu'il s'habillait de vêtements de pourpre avec une ceinture d'or, des souliers de bronze et une couronne delphique. Il portait des cheveux longs, se faisait suivre par des esclaves, et gardait toujours la même gravité de visage. Quiconque le rencontrait, croyait croiser un roi.

Condamné à l'exil, il se jeta dans l'Etna en abandonnant sur le bord du cratère comme preuve de sa mort une de ses précieuses chaussures.

Les pauvres gens n'ont pas ces coquetteries. Les mauvais souliers, vieux, percés et bon marché, ils les gardent. Voilà encore un siècle ou deux, ils les appelaient des philosophes.

R.S-M.

*Alain Guyard, 33 leçons de philosophie par et pour les mauvais garçons,Le Dilettante, 2013, 288 p.

 

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