Le vol de ganymède attire à nouveau l’attention sur un scandale à la fois exogène et endogène. Que font à Londres ou à Paris les joyaux de l’archéologie extorqués aux patrimoines égyptien, irakien, libanais ou syrien ? Jadis, lors d’un long séjour d’étude avec l’historien Abdelaziz Driss, à Damas et à Beyrouth, les conservateurs des musées, nous répétaient : « C’est une copie, l’original se trouve au British Muséum » ou au Musée de l’Homme. Outre les subtilisations spectaculaires et plus ou moins répertoriées, bien d’autres bénéficient du silence et de l’oubli. Le professeur Jean Cusenier assurait, pour la « licence de sociologie », un enseignement intitulé « morale et sociologie ». Il ne parle ni ne comprend l’arabe. Deux étudiants, Hannachi et moi-même, l’aident à recueillir les données sur le terrain de ses recherches. Sa thèse, dirigée par Claude Lévi-Strauss, portait sur les systèmes de parenté arabes et turcs. Nous étions à Lansarine, dans la plaine de Mateur. Un colon français, fort sympathique, nous convie à contempler sa fabuleuse trouvaille archéologique. À l’occasion d’un puits creusé, il découvre, en profondeur, plusieurs poteries.
Le colon et le professeur
Formes et motifs décoratifs, aujourd’hui disparus, attestent leur appartenance à la haute époque mogol. Emerveillé, fier de sa découverte, l’homme avait disposé les pièces magnifiques sur trois étagères face à son espace habité. Il nous montre sa lettre, destinée au ministre de la Culture, où il propose l’offre de ces poteries à la Tunisie avant son départ définitif et imminent. Cusenier sursaute, lève les bras au ciel et dit : « Ah non, non, n’en faites rien. Ce serait bien dommage. Aujourd’hui même j’informe Hélène Balfet au Musée de l’Homme et elle saura en faire bon usage là-bas ». Et « là-bas », lorsque je suivais les cours de Leroi Gourhan pour le diplôme d’ethnologie au Musée de l’Homme je pouvais, de nouveau, admirer ces poteries mogols reconnus d’intérêt archéologique. Hélène Balfet, avec laquelle j’ai sillonné la zone bizertine, demeure l’une des meilleures spécialistes en ce domaine.
Elle vénérait Leroi Gourhan dont elle fut l’assistante fort longtemps. Encore plus tard, quand je parcourais le pays pour mes recherches avec mon équipe d’étudiants, je rencontre, une fois, Hacine Fantar accompagné, lui aussi, de son groupe estudiantin. Je lui signale une observation afférente à son domaine de compétences. Dans le gouvernorat de Kasserine, la délégation de Thala et le cheikhat de Semmama, un paysan parcellaire pallie au manque de pluie.
La vie sortie de la tombe
Au hasard des recoins remués par ses coups de pioche, Nouri Ben Abdallah Ben Brahim, âgé de 53 ans, découvre parmi les vestiges exhumés dans sa parcelle, un ensemble de tombes romaines taillées, côte à côte, à même le roc… Leur forme, celle d’un cocon de ver à soie ou du chiffre huit, étonne le profane. Il commence par évider ces tombes, attend la saison pluvieuse puis, avec l’eau retenue, il irrigue une modique pépinière plantée en noyaux. Ce fut l’origine de ce verger inattendu.
Deux cent quarante-sept abricotiers, pruniers, pommiers, figuiers et oliviers, aujourd’hui productifs exhibent leur vert feuillage à la barbe de l’aridité ambiante. Ce havre nourricier tranche, de loin, sur le ton jaunâtre de la maigre monoculture céréalière. Lourd de sa charge symbolique, ce télescopage fortuit de la vie et de la mort suggère au fier montagnard ce mot dit avec un éclair d’orgueil dans le regard : «Ce verger a surgi du fond même des tombes.»
Ici, l’affront infligé à l’archéologie aura, au moins, servi. Mais aux abords de ces bizarres signaux contradictoires, le massacre prospère du matin au soir.
À quoi sert l’amphore sans or ?
Une fois déterrée l’amphore à l’ouverture fermée, le paysan, déçu, me dit :
– «Je l’ai brisée, mais il n’y avait, dedans, ni or ni pièces de monnaie.»
– «Et où sont les tessons ?»
-«À quoi vont-ils me servir ? Je les ai jetés. Je fais attention quand la voiture de la Garde nationale passe.»
À chaque inondation mémorable, un ensemble de reliques archéologiques émerge du sable. Par l’entremise des campagnards, au sort parfois misérable, ces divers objets d’une valeur inestimable rejoignent les bagages des touristes repartis vers leurs pays.
Le propriétaire foncier, lui Tunisien, recourt à son tracteur pour emporter le morceau de colonnade charrié par l’oued affolé du côté de Bouficha.
Ces pratiques détournent un bien public, mais Mauss le savait : «Ces tabous sont faits pour être violés». Pillage colonial et chapardage touristique des vestiges archéologiques pointent vers une problématique. Les rapports internationaux d’inégalité, focalisent l’attention sur le transfert de valeur économique et financière.
Les valeurs d’âme
Mais dans la même direction, celle des émigrés noyés, c’est l’âme des peuples dominés qui est volée. Quant aux partisans de la «colonisation positive», ils perçoivent ce processus à partir du lieu d’où ils pensent, parlent ou écrivent. Cusenier traîne ses pieds en Tunisie, mais son cœur bat pour Paris.
Pour lui et ses pareils, la pièce de choix sera bien mieux traitée «là-bas», parfois nos aberrations paraissent lui donner raison. Au temps où je suivais un stage de formation muséographique au Musée du Bardo avec l’historienne Mounira Harbi, l’équipe avait recueilli ce témoignage de Jacques Revault, brillant auteur d’un ouvrage écrit sur les palais beylicaux. De passage devant la faculté du 9 avril, il surprend, atterré, le bulldozer sur le point de raser le mausolée où repose Aboul Kacem El Jalizi.
Il court au ministère de la Culture situé tout près, pour avertir l’autorité.
Ainsi furent sauvés de la casse, les seuls carreaux ouvrés suivant la technique de la «corda seca». Et sur quoi fut bâti le palais présidentiel de Carthage bien avant le vol de Ganymède et de la déesse Fortune ?
Par Khalil Zamiti