
Par Hatem Bourial
Un nouveau drame a endeuillé la Tunisie. Un médecin a perdu la vie après une chute dans une cage d’ascenseur à l’hôpital régional de Jendouba.
De plus en plus fréquents, des drames entraînant des pertes humaines, sont venus secouer un pays englué dans une crise multiforme.
Le délabrement de certaines infrastructures et un laxisme endémique se conjuguent pour offrir un terreau à ces graves incidents qui tendent à se repérer à une fréquence inquiétante.
Quelle est la réponse des pouvoirs publics devant cette autre dérive ? Pourquoi l’incurie se propage-t-elle, emportant des vies humaines ? Comment éviter que de tels drames se reproduisent ?
Après la mort tragique du docteur Badreddine Aloui à l’hôpital de Jendouba, la colère est grande au sein de la famille médicale. Très remontés après la chute mortelle de leur collègue dans une cage d’ascenseur, les médecins de la santé publique ont pointé une nouvelle fois, les conditions difficiles dans lesquelles ils travaillent.
Des infrastructures obsolètes attendent une réhabilitation
À cause d’infrastructures souvent insuffisantes ou obsolètes, les hôpitaux du secteur public sont sous tension permanente alors que le personnel y travaille à des cadences infernales. Souffrant du manque d’équipement et d’une insuffisance chronique des effectifs, les hôpitaux régionaux sont mal lotis et les médecins y vivent un véritable calvaire qui se répercute sur le rendement de ces établissements. Ce problème essentiel du délabrement de certaines infrastructures n’est pourtant pas pris au sérieux par les décideurs qui, ce faisant, laissent s’installer un délitement évident.
Si les hôpitaux souffrent de cette situation, ils sont loin d’être les seuls. Les écoles et lycées de l’Éducation nationale sont aussi dans ce cas et ne disposent plus des infrastructures adéquates pour mener à bien leur mission. Certains établissements universitaires souffrent des mêmes carences et les difficultés continuent à s’accentuer. Dans certains secteurs, comme les mines, la maintenance n’est parfois plus assurée avec la rigueur qui devrait être de mise. De même, certains équipements ont besoin d’un lifting dans le domaine routier. En ce sens, la compagnie aérienne nationale peine à renouveler une flotte vieillissante dans un contexte économique difficile.
Cela relève du sens commun d’affirmer que le risque est proportionnel à la qualité de la maintenance et au suivi de la sécurité au travail. Toutefois, la question du délabrement des infrastructures demeure entière. Le manque de moyens et l’instabilité politique des dernières années y sont pour beaucoup. Le vieillissement de certains biens domaniaux y est aussi pour quelque chose. Certains bâtiments, quelques parcs de véhicules et de nombreux aspects devraient être revus de fond en comble. Déjà débordés par les urgences de toute sorte, les pouvoirs publics ne parviennent pas à prendre la pleine mesure de cette situation précaire.
Il en résulte beaucoup d’improvisation et de renvois en touche. Avec la meilleure volonté du monde, les hauts responsables en sont réduits à colmater les brèches et s’essouffler dans une course contre la montre tout en sachant ne pas disposer de moyens suffisants.
La dernière visite du Chef du gouvernement à Jendouba est ainsi un cas d’école. Hichem Mechichi n’a pas pu aller au bout de son programme, rebroussant chemin sans avoir rassuré en personne, les personnels de l’établissement. La colère du public et le désordre devant l’hôpital étaient tels que la sécurité du Chef du gouvernement ne pouvait être pleinement assurée. Des mesures ont bien sûr été prises mais elles coulaient de source avec leur lot de limogeages et de sempiternelles promesses difficiles à tenir. À Jendouba, l’émotion était grande, d’autant plus grande, que le ministre de la Santé publique avait il y a peu visité cet hôpital et promis des travaux et des recrutements. Toutefois, une question cruciale se pose: devant l’étendue et la progression irrésistible du délabrement ici et ailleurs, que pourrait n’importe quel gouvernement ?
La tâche est gigantesque et devient plus complexe chaque jour. À l’échelle de tout un pays, les infrastructures sont à la peine, ce qui impacte lourdement le secteur public. L’ascenseur de Jendouba n’est qu’une facette d’un mal plus profond qui s’incruste et s’enracine partout. C’est le secteur public qui subit de plein fouet cette descente aux enfers. Avec un nombre pléthorique de fonctionnaires et des entreprises publiques déficitaires, la tendance est condamnée à se maintenir. Cette sphère de l’économie nationale a besoin d’être repensée, restructurée et alignée sur les exigences de la conjoncture. Une stratégie de progrès est nécessaire sur fond de réformes incontournables sur plusieurs niveaux. Peut-être que la stabilité politique et la planification à moyen terme manquent-elles aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que la situation des finances publiques est tout aussi problématique.
Après le drame de Jendouba, des commissions de suivi ont été mises en place et de nouveaux responsables vont prendre le gouvernail. Il est évident que sans moyens conséquents, il sera difficile de peser là où il le faut. Il est tout aussi évident que ce n’est pas seulement l’hôpital de Jendouba qui a besoin d’une réhabilitation mais l’ensemble du réseau régional de la Santé publique, ainsi que certaines infrastructures de la capitale. Il est tout aussi patent que la Santé est loin d’être le seul secteur concerné et que, par métastases successives, le délabrement s’installe un peu partout. Il se double d’ailleurs d’une incurie révélatrice qui a trois conséquences palpables. En premier lieu, le laxisme devient une règle non écrite dans la gestion du service public. Ensuite, il est difficile dans ces conditions d’entamer des réformes d’envergure. Enfin, puisque la riposte tarde à venir, la situation n’en deviendra que plus inextricable. Bien sûr, pour chaque gouvernement, il sera encore plus complexe de gérer ce serpent condamné à se mordre la queue.
Une violence endémique, ordinaire et banalisée à l’extrême
S’il agit comme le révélateur d’une crise plus profonde, le drame de Jendouba ne doit pas occulter certains faits de société qui se banalisent. La mort tragique du docteur Badreddine Aloui est venue ouvrir les yeux sur une pléthore de dysfonctionnements aux conséquences terribles.
Un fait fondamental mérite d’être d’abord évoqué. Une violence endémique taraude la Tunisie d’aujourd’hui et trouve son origine dans la crise profonde que traverse le pays. Cette violence prend des formes aussi diverses que des descentes contre des hôpitaux, des représailles contre des agents de l’ordre ou des agressions de médecins et d’enseignants. Des flambées de colère assorties de violences, voient le jour un peu partout. La question n’est pas leur légitimité mais leur mode d’expression. Il ne s’agit plus de contester ou revendiquer mais plutôt de casser et défier les autorités. Souvent, il s’agit de se venger de manière irrationnelle d’un préjudice qu’on considère avoir subi. Combien de fois des hôpitaux ont-ils été envahis par des foules vindicatives ? Combien de fois des dépôts de la douane ont-ils été attaqués pour y reprendre du matériel saisi ? Combien de postes de police ou de la garde nationale ont-ils subi des tentatives d’incendie ?
Ce type d’événement se banalise à l’extrême et témoigne d’une situation délétère sur fond d’irrespect de l’autorité de l’État. Entre ce qui s’est passé à El Kamour ou à Chebba, même si les situations sont différentes, il s’agit d’une différence de degré et pas de nature. La matrice de tous ces événements est la même qui se nourrit d’une fronde face aux monopoles de l’État. Les attaques terroristes subies par la Tunisie ces dernières années, ont aussi contribué à dévaluer la vie humaine. Un quotidien ensanglanté par des illuminés ne peut que choquer toute la société et la rendre moins capable d’appréhender la violence diffuse. De même, la noria de bateaux qui sombrent en Méditerranée a pour effet d’anesthésier une opinion qui oscille entre colère et indifférence. Tous ces morts anonymes, toutes ces agressions, toute cette violence endémique, pèsent lourd dans la balance de la banalisation.
Comment sortir de cette impasse ? Le franc-parler des autorités et plus de pédagogie devraient être envisagés en un premier temps. Plus de retenue est aussi nécessaire sur les réseaux sociaux devenus une caisse de résonance de tous les faits et méfaits, sans recul ni analyse. Cette déferlante en vrac de toutes les violences s’avère contagieuse et productrice de surenchères. Comment réguler cet aspect de la communication publique ? Question essentielle car la recherche du scandale est devenue un moteur dans l’activité des réseaux sociaux alignés sur des groupes aux objectifs mal cernés. Ce déballage permanent et toujours orienté contre l’autorité finit par créer des fractures là où il n’y avait que des lézardes. Cet aspect des choses est une composante centrale du problème et pourtant, il reste peu évoqué et sous-analysé.
Cette violence verbale induit des comportements mimétiques et s’infiltre partout. Relayé par les médias audiovisuels, le débat politique contribue à ce délitement. Le spectacle qu’offrent les querelles exacerbées entre parlementaires, dont notamment la dernière agression des députés du Parti Al Karama contre ceux d’Attayar marquée par une blessure au visage du député Anouar Bechahed, ainsi que les échanges très vifs entre politiques rejaillissent sur la société dans son ensemble.
Le député Affes qui vient de se distinguer en humiliant verbalement toutes les Tunisiennes devrait le savoir. Il n’en est d’ailleurs pas à sa première saillie et il continuera à sévir car il sait que le public est désormais friand de ce type de dérapages savamment étudiés. Mais sait-il, notre député, que ses propos peuvent pousser des personnes à passer à l’acte en agressant à leur tour des femmes ? Ce sont ces surenchères qui forgent une sphère publique revancharde et manipulée qui se complaît dans la violence et impacte le jeu démocratique. Au fond, cette démocratie promise à la libre parole est en train de basculer dans un tonnerre d’invectives qui escamotent tout débat de fond.
Trop de faits divers tragiques endeuillent la Tunisie
Comme une litanie, on peut être tenté d’énumérer les nombreux drames ayant défrayé la chronique des dernières années. Les responsabilités sont généralement évidentes mais passé le premier choc, la routine revient comme un long fleuve imperturbable. Les décisions annoncées après l’émotion et dans l’urgence, restent souvent lettre morte et se diluent dans l’écume des jours. Toujours, l’incurie et le délabrement des équipements sont au cœur de ces drames qui doivent aussi réveiller les consciences citoyennes par rapport au contexte global où ils surviennent.
La mort tragique par accident de travailleuses agricoles transportées dans des conditions lamentables avait ému. Toutefois, rien n’a véritablement changé depuis. Les étudiants en excursion ayant perdu la vie à Amdoun et Matmata dans des conditions similaires restent dans nos esprits. Pourtant, les véhicules continuent leurs prouesses mortelles sur nos routes. Il y a peu, un véhicule s’est retrouvé à la mer, par temps de brouillard, alors qu’il devait embarquer sur le bac à Djerba. Les victimes de cet accident tragique avaient pourtant été autorisées à avancer vers l’embarcadère alors que le bac avait déjà pris son départ. L’énumération est encore longue. Elle comprend une enfant avalée par une bouche d’égout restée ouverte. Elle comprend un homme tué dans son sommeil alors qu’il dormait dans un kiosque construit sur la voie publique et démoli de nuit par les autorités municipales. Elle comprend une quinzaine de nourrissons morts dans des conditions insupportables dans un hôpital de la capitale. Comment sortir de ces faits divers tragiques qui se répandent inlassablement ? La mort accidentelle du docteur Badreddine Aloui s’inscrit dans cette comptabilité macabre faite de défaillances et d’anonymat en ce qui concerne les responsables véritables. Ces faits divers nous interpellent et devraient inciter les pouvoirs publics à plus de vigilance et de sens de la responsabilité. Sinon, ce cycle tragique pourrait se poursuivre dans une indifférence tout aussi insidieuse.