La conclusion d’un accord pour un «partenariat de mobilité» avec l’Union européenne paraît prometteur pour la Tunisie. Mais risque, en contrepartie, de transformer le pays en gendarme de la Méditerranée.
Pourquoi maintenant et à quel prix ?
En 1995 la Tunisie fut le premier pays méditerranéen à signer un accord d’association avec l’Union européenne. Cette association prévoyait un dialogue politique, économique, social et culturel, aussi bien que l’aide pour des réformes en Tunisie. Après 2010 la situation au Maghreb a beaucoup changé, surtout au niveau du flux migratoire. Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (UNHCR), le nombre de personnes en fuite de leurs pays en 2013 était plus élevé que jamais. Et aussi le nombre de morts : de 1988 à 2013, selon l’organisation italienne A buon diritt, plus de 20.000 personnes sont décédées en mer Méditerranée, face aux côtes italiennes. Depuis le drame de Lampedusa survenu l’année dernière — plus de 300 morts début octobre —, les États membres de l’Union européenne cherchaient un terrain d’entente pour renforcer les missions de sauvetage de l’agence Frontex.
Depuis la mort de Muammar Kadhafi en 2011, la Libye, qui faisait fonction de «police de la mer Méditerranée», n’assure plus cette fonction. Il est vraisemblable que la Tunisie et le Maroc devraient hériter de cet exercice dans le futur.
Dans le Plan d’Action 2013 à 2017 de l’UE, l’accent est mis sur «la lutte contre la migration irrégulière, la criminalité organisée liée à l’immigration». En matière de migration irrégulière, «outre l’ouverture d’une négociation sur un accord de réadmission des migrants irréguliers, l’UE et la Tunisie se sont également engagés à mieux coopérer pour lutter contre la traite des êtres humains et le trafic des migrants et pour améliorer la sécurité des documents d’identité et de voyage, ainsi que la gestion des frontières » a déclaré la Commission européenne, après la signature de l’accord. Au grand regret des organisations de la société civile tunisienne, ainsi qu’un groupement d’organisations pour les Tunisiens qui vivent à l’étranger.
Ainsi, la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme, la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH), Migreurop, ou le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) sous la présidence d’Abderrahmane Hedhili à Tunis, sont-ils contre une alliance en la matière avec l’Union européenne. La raison est qu’il n’existerait pas de loi de protection des réfugiés et qu’il resterait beaucoup de questions sans réponse. «On est désespérés», dit Abderrahmane Hedhili, «il n’y avait pas de dialogue entre nous et le gouvernement avant la signature». Maintenant les organisations essayeront, selon Hedhili, de créer une opposition commune contre cette coopération. Trois revendications-clés sont à l’ordre du jour : une commission d’enquête concernant plus de 1500 réfugiés tunisiens ayant disparu en 2011 et 2012 après avoir tenté une traversée illégale de la mer Méditerranée ; une solution pour les réfugiés qui ne bénéficient d’aucun droit, après la fermeture du camp de Choucha, en matière de séjour, de travail, d’accès aux droits sociaux (une centaine d’entre eux se sont retrouvés dans la nature sans eau ni sanitaires) ; des informations sur les réfugiés tunisiens qui ont été emprisonnés après leur tentative de quitter la Tunisie clandestinement.
Cet accord «est au service d’une politique migratoire indigne et égoïste, qui choisit d’organiser la fuite des cerveaux et des jeunes diplômés avec des visas long-séjour», annonce le Groupement des organisations des Tunisiens vivant à l’étranger. Et de poursuivre «que les milliers de jeunes ayant franchi la Méditerranée au péril de leur vie sont exclus de l’accord et leurs demandes légitimes d’examen de leurs situations sont ignorées.»
L’UE a augmenté son appui à la Tunisie avec un engagement d’au moins 400 millions d’euros en dons pour la période allant de 2011 à 2013. «Ce sont les malheureux, qui payent la facture», déclare Abderrahamane Hedhili du FTDES. «On n’a pas de loi claire pour les refugiés tunisiens et subsahariens, mais avec l’accord signé on n’en discutera plus.»
Selon plusieurs organisations non gouvernementales, les dispositions du «partenariat de mobilité» ne comportent pas de réelles possibilités pour les citoyens tunisiens d’entrer et de séjourner dans l’Union européenne, il se limite à prévoir des facilités de délivrance des visas aux catégories de personnes les plus privilégiées et qualifiées : cela paraît bien peu au regard des obligations imposées à la Tunisie.
D’ailleurs l’Italie, le pays européen dont les clandestins en provenance d’Afrique posent les plus grands problèmes parmi les États européens, a récemment fait part de son intention de consolider les relations bilatérales entre les deux pays. L’annonce de Mattéo Renzi, le nouveau Premier ministre italien, devant l’Assemblée nationale italienne de se rendre pour son premier déplacement officiel en Tunisie et non «à Bruxelles ou Berlin», a surpris. La semaine dernière, Mattéo Renzi a effectué son voyage en Tunisie. «Nous souhaitons que Mare Nostrum redevienne centrale», pour justifier ainsi son choix. Mare Nostrum — le nom donné à la Méditerranée par les Romains dans l’Antiquité — devait devenir centrale dans la politique italienne. L’Italie, qui se trouve isolée au sein de l’UE sur la question des clandestins, a annoncé qu’elle débloquera 73 millions d’euros d’aide aux petites et moyennes entreprises en Tunisie.
Une opération «Mare Nostrum» a déjà existée en Italie : sous l’ancien ministre de l’Intérieur, Angelino Alfano. Après la catastrophe de Lampedusa, il fit l’annonce d’une telle opération. Mais sa manière fut bien différente : il a augmenté les effectifs et les moyens des garde-côtes : cinq bateaux de guerre, un bateau cale sèche, deux frégates ainsi que des hélicoptères et des drones équipés avec des cameras optiques et infrarouges.
Sarah Kanning