Plusieurs candidats dans la prochaine élection présidentielle se réclament du courant centriste progressiste et moderniste et réaffirment dans leurs programmes et dans leurs priorités l’appartenance à ce courant qui a marqué et dominé la vie politique dans notre pays depuis des lustres. Ces candidats ne cessent de se concurrencer pour unifier cette famille sous leurs bannières et ne cessent de réclamer leur légitimité pour constituer le point de ralliement de cette famille.
Mais, en dépit de ces tentatives d’unification, la famille centriste moderniste reste très divisée et marquée par les luttes internes et les conflits, ce qui va peser lourdement sur ses résultats aux prochaines élections présidentielle et législatives. Ces divisions et ces conflits sont de mon point de vue le signe de la crise profonde que traverse cette famille et le recul de son influence après des décennies de domination et d’hégémonie dans l’espace politique de notre pays. Si ce courant a gagné les élections de 2014 avec la victoire de Nidaa Tounes dans les élections présidentielle et législatives, il n’a pas réussi à maîtriser ses conflits et ses divisions pour terminer ce quinquennat en conflits ouverts entre ses différentes composantes et entre les deux têtes de l’Exécutif, le président défunt et son Chef du gouvernement, issus pourtant de ses rangs.
Cette multiplication des conflits et des divisions et l’incapacité de cette famille politique à produire des programmes et des visions capables de mobiliser les électeurs et de leur offrir un projet pour l’avenir dans cette période de profonde transformation et de mutations radicales sont un important indicateur de la crise d’identité des forces centristes et modernistes après des décennies d’hégémonie sans partage sur l’espace politique en Tunisie.
L’histoire de cette famille politique et sa prééminence dans l’espace politique remontent loin dans l’histoire de notre pays et plus particulièrement à la période des grandes réformes dans la seconde moitié du 19e siècle. Les élites politiques et intellectuelles ont joué un rôle majeur dans ce mouvement de réforme et dans cette volonté de rupture avec les siècles de marginalisation et d’ignorance dans lesquelles s’est trouvé le monde arabo-musulman après la chute de l’Andalousie en 1492.
Ce moment a constitué une transition majeure dans la civilisation globale avec le passage du centre de gravité du monde arabo-musulman vers le monde européen et occidental. L’Europe va entrer dans l’ère des Lumières et des grandes révolutions industrielles et économiques avec la sortie du féodalisme et le développement du capitalisme à la fin du 18e siècle. Cette révolution européenne, les Lumières et la modernité vont exercer une grande influence sur les élites dans les pays arabes et musulmans, confrontés à la marginalisation et à l’ignorance. Ces élites ont cherché à s’inspirer du projet de la modernité européenne dans la quête de nouvelles visions pour le renouveau du monde musulman après la fin de l’âge d’or de la civilisation musulmane. Beaucoup de pays ont connu des mouvements réformistes qui ont essayé de libérer les pays musulmans de la chape de plomb qui les a enfermés pendant des siècles. L’empire ottoman a connu ses Tanzimat qui ont cherché à renouveler le système politique de la Sublime Porte. En Egypte, Mohamed Ali a opéré des réformes, parfois violentes, pour échapper au régime sanguinaire et oppressif des mamlouks.
La Tunisie connaîtra également le même mouvement de réformes et les élites politiques et intellectuelles tunisiennes vont s’inscrire dans ce mouvement et dans cette dynamique de changement politique, économique et social. Les élites de l’époque, dont Kheireddine et Ahmed Ibn Abi Dhiaf vont conduire une importante campagne contre les structures archaïques héritées du passé. Notre pays a connu à partir de la seconde moitié du 19e siècle un grand mouvement réformiste avec la promulgation de Ahd El Aman en 1857 et la promulgation de la première Constitution en 1864. Cette époque a connu également la création du lycée Sadiki qui sera le point de départ des tentatives de réformes de l’enseignement en Tunisie. Par ailleurs, de nouvelles industries ont été lancées afin de moderniser l’économie.
Cette dynamique intellectuelle et politique et ce réformisme ont été à l’origine d’une rupture majeure dans l’ordre existant et constitueront le point de départ du courant politique moderniste, centriste et progressiste dans notre pays. Les idées du réformisme de cette période, notamment le caractère civil de l’Etat et du pouvoir politique, la modernité, la liberté, l’égalité, la justice et la liberté de la femme vont constituer les fondements du projet politique tunisien et de la vision que va suivre l’élite tunisienne pour échapper à des siècles d’oppression et d’asservissement.
Si le réformisme de la fin du 19e siècle a réussi à entamer une remise en cause de l’héritage conservateur et traditionnel, il a néanmoins échoué dans le projet de modernisation de la société et dans la réussite de la révolution libérale tant attendue. La crise économique et la faillite des finances publiques ont été à l’origine de la dérive de l’endettement qui a conduit à la faillite de l’Etat et à l’arrivée de la colonisation qui mettra fin au projet réformateur tunisien.
Mais, le projet moderniste et centriste va revenir avec le mouvement national et la nouvelle élite politique anticoloniale dès le début du 20e siècle. Les idées de la civilité de l’Etat, de la modernité, de l’égalité et de liberté de la femme reviendront en force et vont constituer le fondement du projet nationaliste tunisien. Ce projet va réussir progressivement à imposer sa domination et son hégémonie sur l’espace politique national et parviendra à marginaliser le projet traditionnel, et conservateur et fera de la civilité et de la modernité le cœur du projet politique tunisien, particulièrement après la Seconde Guerre mondiale.
Cette hégémonie du projet moderniste et centriste sera confortée après l’indépendance et le début de la construction de l’Etat post-colonial où les idées de modernité et de civilité vont constituer le fondement de ce projet et seront au cœur de la bataille qui va être menée par la nouvelle élite politique contre la société traditionnelle et les idées conservatrices. Notre pays entamera dans ses années post-indépendance un processus de modernisation à large échelle qui touchera les aspects politiques, économiques et sociaux.
Au niveau politique, la nouvelle élite va construire des institutions étatiques modernes, fortes et réussira non seulement à donner naissance à l’Etat moderne mais parviendra également à sortir notre pays des appartenances tribales pour reconstruire un nouveau lien social autour des institutions de l’Etat moderne. L’Etat post-colonial a également franchi des pas importants dans le processus de modernisation de l’économie et dans la rupture avec les bases de l’économie coloniale et le début de la construction d’une économie nationale et indépendante. Au niveau social, l’Etat post-colonial a réussi dans la construction de nouvelles institutions et de nouveaux mécanismes de solidarité sociale qui vont échapper à la solidarité tribale et clanique et qui s’organiseront autour de l’Etat moderne et parviendront par conséquent à renforcer sa légitimité.
L’Etat post-colonial a réussi avec le dirigeant du mouvement national Habib Bourguiba et ses compagnons de la lutte de libération nationale dans la mise en place d’un projet politique et social qui a rompu avec l’héritage traditionnel et a réussi à faire arrimer notre pays dans l’ère de l’universel, de la modernité, des libertés, de la civilité de l’Etat, de l’égalité et de la libération de la femme. Ces succès vont contribuer largement au renforcement du courant centriste et moderniste qui va ériger sa domination et son hégémonie dans l’espace public tunisien.
Ce projet sera basé sur deux piliers majeurs. Le premier est celui des idées avec son inscription dans l’universel de la modernité, des Droits de l’Homme et de la démocratie. Le second pilier est lié au contrat social que l’Etat post-colonial a réussi à mettre en place et dont les succès ont largement contribué à sa légitimité.
Mais, après avoir dominé largement l’espace politique et avoir exercé une hégémonie sans conteste, ce projet va connaître ses premières difficultés dans les années 1970 pour se transformer en une crise ouverte à partir du tournant du siècle. La crise du courant moderniste et centriste et sa contestation s’expliquent par trois facteurs majeurs. Le premier facteur concerne le recul et la négation de son identité intellectuelle et politique. Ainsi, si cette famille ne cessait d’affirmer son adhésion à l’universel de la modernité politique et des principes de la démocratie et de la liberté, la pratique politique de l’Etat s’en éloignait progressivement pour devenir forte avant de sombrer dans la dictature. Ce décalage a pesé de tout son poids, non seulement sur l’Etat post-colonial, mais surtout sur la famille moderniste et centriste.
Le second facteur de cette perte de vitesse du courant moderniste et centriste s’explique par la crise du contrat social post-colonial dès le début des années 1980 et l’incapacité des différents gouvernements à imaginer un nouveau modèle de développement capable de résorber le chômage et d’ouvrir de nouvelles perspectives économiques et sociales pour notre pays.
Le troisième facteur est plutôt politique et s’explique par l’émergence d’un projet politique concurrent qui est celui de l’islam politique qui a réussi à unifier les forces traditionnelles et les couches marginalisées autour d’un projet de critique et de refus du projet moderniste et centriste.
L’ensemble de ces facteurs est à l’origine de la crise ouverte du projet moderniste qu’il n’a pas été en mesure de dépasser jusqu’à nos jours et dont il n’a pu éviter les conséquences politiques et électorales. Ce courant n’a été capable de maintenir son influence politique dans l’espace public que grâce à deux éléments essentiels. Le premier, c’est la fermeture de l’espace politique et l’autoritarisme marqué du régime politique avant la Révolution. Le second facteur qui a contribué au maintien de l’influence du courant moderniste et centriste après la Révolution concerne la peur et l’inquiétude du danger de l’islam politique et sa volonté de changer le mode de vie des Tunisiens.
La famille centriste et moderniste connaît aujourd’hui une crise profonde qui aura des conséquences immédiates sur les candidats qui s’en réclament lors des prochaines élections et qui entraînera le recul de son influence dans l’espace politique à moyen et long termes. Cette famille doit impérativement ouvrir le débat et la réflexion pour élaborer de nouvelles visions et de nouveaux projets sur deux niveaux. Le premier aspect concerne l’identité intellectuelle et idéologique de ces forces qui doivent être revisitées afin d’ouvrir leur projet sur les libertés individuelles et les minorités. Cette nouvelle identité doit également prendre en considération les grandes transformations et les mutations que nous sommes en train de connaître notamment dans les domaines du numérique et de l’énergétique.
Le second chantier que ces forces doivent ouvrir concerne la reconstruction du contrat social mis à mal depuis quelques années par la multiplication des crises économiques et sociales. Le renouveau du contrat social doit prendre en considération les grandes transformations économiques et sociales que le monde est en train de vivre au cours des dernières années.
Or, au lieu d’attaquer ce chantier de refondation de l’identité et du projet de la famille centriste et moderniste afin de reconstruire sa légitimité et ses victoires électorales à venir, la plupart des courants politiques se réclamant de cette famille se sont engagés dans des luttes intestines et dans la guerre des ego qui n’ont fait que renforcer ses divisions et ses conflits.
A la veille de ces élections, la famille centriste et moderniste qui a dominé l’espace politique dans notre pays depuis la seconde moitié du 19e siècle, connaît sa plus importante crise du fait de son incapacité à renouveler son identité idéologique et son programme économique. Pour sortir de cette crise, cette force doit prendre à bras-le-corps le projet de refondation de son identité et de son programme et offrir une nouvelle espérance pour les forces sociales qui l’ont soutenu tout au long de son histoire et s’éloigner ainsi de l’égoïsme politique et des ambitions personnelles meurtrières.
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