Thomas Jefferson affirmait que «notre liberté dépend de la liberté de la presse, et elle ne saurait être limitée sans être perdue».
Aujourd’hui, cette liberté se trouve menacée, un peu partout dans le monde, du fait des enjeux géostratégiques et autres intérêts étriqués des pouvoirs en place.
La Journée internationale de la liberté de la presse, a été célébrée, du côté de chez nous, sur fond d’une déprime quasi générale du fait même des dangers qui menacent la survie des médias dont certains ont mis la clé sous la porte. Sans omettre de signaler les pressions exercées d’une manière ou d’une autre sur les journalistes et les agressions dont ils sont la cible.
Ce 3 mai 2023 avait aussi un goût de répression. Symboliquement, il a été célébré par la profession à travers son soutien au journaliste en détention, Noureddine Boutar. Le recul de la presse en Tunisie ne relève pas que de la perception, sachant que la Constitution de 2022 a expressément préservé cet acquis de la révolution.
Dans la pratique, la relation médias-autorité politique est rompue depuis le 25 juillet 2021 et la précarité du secteur et de la profession aggravée.
Le seul et unique acquis de la révolution 2010-2011 semble en passe d’être, à son tour, sacrifié.
En dépit des assurances du président de la République, la répression de l’expression libre est présente et le sentiment de persécution latent. Pourtant, Kaïs Saïed n’a eu de cesse de marteler : « Qui a été condamné et jugé pour ses idées ? » Et ce, à l’adresse de ses opposants et détracteurs qui l’accusent de « mener une campagne de répression et de harcèlement visant tous ceux qui s’opposent à la dérive autoritaire engagée depuis le 25 juillet 2021 ». Tous ceux qui ont été arrêtés depuis plus de deux mois, sommes-nous tentés d’y répondre.
En effet, en l’absence de révélations officielles et transparentes des autorités judiciaires ou de l’Exécutif sur les griefs retenus contre le journaliste et directeur de Radio Mosaïque FM, Noureddine Boutar, pour ne citer que ce détenu, c’est la seule thèse qui puisse être retenue pour expliquer son arrestation. Boutar aurait été interrogé sur la ligne éditoriale de Radio Mosaïque FM, selon son avocat, une ligne connue pour être inscrite dans la plus ferme opposition au « coup d’Etat » du 25 juillet 2021, à Kaïs Saïed et à son projet politique qu’il est en train de mettre en place, pierre par pierre. Et comme la nature a horreur du vide, les infos ont vite fuité pour prendre la place des déclarations officielles. On saura ainsi que Noureddine Boutar est poursuivi pour soupçons de blanchiment d’argent, fuite qui attend d’être confirmée ou infirmée par la justice.
Rached Ghannouchi est l’autre exemple avéré. Le leader du mouvement Ennahdha et représentant numéro 1 des Frères musulmans tunisiens a été arrêté pour des propos tenus au cours d’une rencontre avec ses compagnons du Front du salut national, des propos provocateurs et incitateurs à la haine, à la révolte et à la guerre civile. Rached Ghannouchi avait mis en garde les autorités tunisiennes, à leur tête Kaïs Saïed, seul maître à bord, contre la dissolution du mouvement Ennahdha et l’éviction de l’islam politique de la scène nationale. Ce sera, selon lui, « un projet de guerre civile en Tunisie ». Bien que Ghannouchi soit déjà entendu par la justice dans d’autres affaires autrement plus graves en relation avec le terrorisme, c’est pour ces mots qu’il sera arrêté le 16 avril dernier et ce, pour la première fois de sa longue carrière politique, dans la clandestinité puis à l’épreuve du pouvoir. Le principal chef d’accusation retenu contre les autres détenus parmi les figures du FSN est la participation à un complot contre la sûreté de l’Etat. Mais on ne saura oublier aussi vite les violentes attaques de Ghazi Chaouachi, d’Issam Chebbi de Jawhar Ben Mbarek, de Chaïma Aïssa, pour ne citer que ceux-là, contre Kaïs Saïed. Celui qui représente aujourd’hui l’institution de la présidence de la République et œuvre pour la réhabilitation de l’autorité de l’Etat ne saurait laisser passer leurs menaces publiques, sur les plateaux TV et radio, de destitution et les humiliations dont il a été la cible. Ce qui pourrait expliquer leur arrestation dans le cas où leurs avocats auraient raison de prétendre que « leurs dossiers sont vides ».
Pourtant, toutes les bouches ne sont pas muselées. Il serait abusif et mensonger d’ignorer les salves de critiques qui fusent encore de tous bords contre le président, son gouvernement et ses partisans, traités de tous les noms. Les rumeurs et la désinformation, également, se portent toujours aussi bien. Les plus en vue et les plus récentes (avril 2023) : la maladie du président, son décès et la question de l’intérim en l’absence d’une Cour constitutionnelle, et le scandale de la Foire du livre. La première avait pour objectif de semer la panique et le chaos en cette conjoncture de crises aiguës, économique, sociale et politique, au moment où les traditionnels créanciers de la Tunisie évoquent, à cor et à cri, son effondrement. La seconde s’inscrit, quant à elle, dans le cadre de la campagne de diabolisation de la Tunisie et de ternissement de son image à l’échelle mondiale. Parce qu’in fine, le livre de Kamel Riahi, « Frankenstein Tunis », n’a pas été censuré, parole de son éditeur Habib Zoghbi qui, après avoir crié au scandale, s’est rétracté.
Une nuance, toutefois : le flux des insultes, des humiliations et de la diffamation a fortement baissé, notamment à l’encontre de Kaïs Saïed et sa famille. Pour cause, le décret 54 du 13 septembre 2022, relatif aux infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication, qui ratisse large et n’épargne personne : de l’activiste sur les réseaux sociaux à l’opposant politique en passant par le journaliste et l’avocat, une épée de Damoclès, qui a eu pour effet de semer la graine de la peur et de signer le retour de l’autocensure.
Si au niveau de l’opinion publique, on se félicite de la fin de la cacophonie, des enchères médiatiques et des dérapages de toutes sortes en lien avec la vie privée des gens, chez les élites, le malaise est général car cette accalmie n’est pas de bon augure. En effet, le seul acquis de la révolution risque d’être compromis par un autoritarisme rampant. Les Tunisiens laisseront-ils faire après avoir goûté à la liberté de parole ? Sans doute non. Toutefois, il serait utile voire urgent de procéder à des révisions de paradigmes et d’apprendre à exercer la liberté d’expression tout en respectant les règles d’une démocratie durable, celle où la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. Le tout libertaire, que certains démocrates défendent bec et ongles, conduit à l’anarchie dans un processus démocratique balbutiant. C’est dans un climat politique pluriel basé sur le respect mutuel, en toutes circonstances, qu’il sera possible d’instaurer les bases d’une société libre et démocratique, immunisée contre toute tentation de retour en arrière ou de débordements.
Les élites ont la responsabilité de montrer la limite entre liberté d’expression et dérives d’expression, en en donnant l’exemple. Pas sûr que ce soit déjà fait. A preuve, le retour perceptible de la peur de parler et de donner son avis, y compris dans les réseaux sociaux.
Le pouvoir en place n’en est pas le seul responsable.
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